L’histoire s’est accélérée. Trois ans paraissaient déjà courts pour construire une digue unitaire face à la marée montante du vote Rassemblement national. Au soir des élections européennes, le président de la République a choisi de réduire ce temps à trois semaines. Ce dernier mois, on aurait pu écrire tous les trois jours pour réagir à chaque nouvelle étape de dissolution du champ politique. Le RN est désormais aux portes du pouvoir et il ne reste que quelques jours pour lui barrer la route.
Beaucoup l’ont prédit dès 2017 : la séquence ouverte par l’élection d’un bloc central qui se désignait sans nuance deux adversaires infréquentables ne pouvait que conduire à cette situation. Tout ne fut pas noir ou blanc dans le bilan des sept ans de macronisme, mais la violence et l’arrogance dans l’application de mesures impopulaires et l’usure précipitée du pouvoir dans un monde en déséquilibre auront suffi à inverser l’ordre des blocs. Il ne pouvait pas ne rester que deux camps, l’un éclairé et progressiste, l’autre ringard et rétrograde. Il ne fallait pas être prescient pour deviner la tripartition entre ce que j’avais décrit comme les camps du repli, du déni et du répit, sur fond de pandémie révélatrice et d’urgence climatique. Nous y sommes, avec une polarisation extrême qui empêche les argumentations nuancées.
En 2017 et 2022 comme en 2002, la gauche dans sa pluralité a toujours fait front républicain face à la menace de l’extrême-droite. De manière explicite et inconditionnelle, quoiqu’avec de plus en plus de frustration. Du temps de Jacques Chirac, cela ne faisait pas de pli pour plus de quatre Français sur cinq. Puis Nicolas Sarkozy a théorisé le « ni-ni » avant d’empoisonner le cerveau du « en même temps » grâce au recyclage par vagues successives de ses anciens ministres et conseillers auprès de son successeur. La présente campagne éclair aura bien permis une « clarification », selon le terme des stratèges élyséens, mais elle est douloureuse : pour François-Xavier Bellamy, il faut « bien sûr » préférer le nouveau visage du Front National au Nouveau Front Populaire ; pour les Républicains, qui se disent pourtant si éloignés d’Eric Ciotti parti franchir le Rubicon en solitaire, il y a un signe égal entre l’extrême-droite et l’alliance des gauches sociales et écologistes ; pour Édouard Philippe, Bruno Le Maire et les autres figures de la droite républicaine passées par la majorité présidentielle, il faut se désister face au RN, mais seulement si ce n’est pas au profit d’une candidature LFI ; pour Gabriel Attal, ancien jeune socialiste, il est temps de faire barrage au RN puisqu’il n’y a plus de victoire possible de la gauche. En une génération, le front républicain a disparu et le pays a été préparé idéologiquement à accepter, voire préférer, la victoire du RN. Plutôt Hitler que Blum, l’Histoire se répète.
L’extrême-droite, pour la première fois en France, est en passe de prendre le pouvoir par les urnes. A bout de souffle, la Ve République qui devait nous en prémunir peut au contraire projeter le RN et ses alliés vers une majorité absolue. Ils n’avaient que 8 députés en 2017, puis 89 en 2022 ; ils peuvent en avoir plus de 289 au soir de ce dimanche 7 juillet. La politique d’Emmanuel Macron devait contrer toute raison de voter pour les extrêmes, quel succès !
C’est vertigineux. 12 millions de voix le 30 juin, contre 4 millions en juin 2017. Les derniers ralliés qui assurent la bascule ne sont pas tous des racistes décomplexés ou de crédules imbéciles. Nous en connaissons désormais tous autour de nous, des personnes inquiètes ou insatisfaites, qui souvent travaillent dur pour une vie fragile, qui sont éloignées du débat public et sensibles à des arguments simples (« les seuls qu’on n’a pas essayé »), qui peuvent éprouver une fierté populaire sincère dans cet affront subversif fait aux idées d’ouverture que les médias traditionnels et nouveaux, financés par de riches réactionnaires, leur ont appris à détester. Ce n’est pas une découverte et la tendance est mondiale. Placer la réussite individuelle des plus fortunés au-dessus des modèles de service public et de solidarité collective aura alimenté depuis des décennies la jalousie du voisin et la crainte de l’étranger au détriment de l’altruisme et de l’écoute.
Le sujet n’est plus de savoir s’il faut se réjouir de la mise en place rapide du Nouveau Front Populaire – cette alliance yo-yo de la gauche, salutaire ici, mais qui me semble toujours à contre-temps depuis 2017 – ou regretter le poids conservé en son sein par Jean-Luc Mélenchon et son premier cercle, qui coûtent probablement à cette coalition plus qu’ils ne rapportent. Ne nous y trompons pas : s’il y a un regain problématique d’anti-sémitisme à gauche, en France comme dans d’autres pays, cela ne justifie en aucun cas le renversement orwellien des charges au profit du RN, où le même mal est bien plus profondément ancré.
A ce stade, toutes les issues font peur. Le RN peut l’emporter, alors que la Hongrie de Viktor Orban vient de prendre la présidence tournante du Conseil européen pour un semestre, que l’Ukraine est épuisée par la guerre d’endurance menée depuis deux ans et demi par la Russie, que Donald Trump peut reprendre la Maison blanche face à un adversaire en difficulté pour articuler des phrases compréhensibles. Alternativement, il peut encore ne pas y avoir de majorité absolue pour le RN, ce qui les conduirait à passer leur tour, en laissant aux autres le soin de s’embourber dans une coalition au programme impossible ou de se fier à un gouvernement de technocrates improbable, deux directions qui ne feraient que nourrir encore le RN.
On ne peut pas croire que le président de la République n’a pas anticipé ces options. Pour ne pas que Marine Le Pen lui succède en 2027, il préfère laisser la main dès 2024 en pensant qu’elle et ses troupes vont se discréditer en quelques mois d’exercice des responsabilités. Qu’il cherche ou non par ses pouvoirs réservés à réduire la nuisance du programme de l’extrême-droite – car bien que flou, il a toujours existé – il fournit déjà au RN son argument clé pour 2027 : il leur faudra alors les pleins pouvoirs pour vraiment gouverner sans entrave. Je ne parierais pas sur l’impréparation et l’incompétence de l’extrême-droite. Le RN a désormais des cadres et des soutiens, de moins en moins secrets, dans les médias, le monde économique, la haute administration et les territoires. Cette dissolution était un pari fou, son échec était prévisible. L’accélération de l’histoire est exponentielle et il devient chaque jour plus ardu d’en dévier la trajectoire.