Un pic à 35°C encadré par deux nuits irrespirables et ponctué par un violent orage et une pluie torrentielle. Même à la campagne, le thermomètre s’était affolé dès les prémices de l’été. La nuit précédente, Florence Albertini, son mari Hervé et leurs trois adolescents avaient dû descendre camper au rez-de-chaussée car la chaleur était trop lourde dans les chambres situées à l’étage, en pente douce sous les combles de leur charmant pavillon. Le regard perdu depuis plusieurs minutes dans les pales du ventilateur installé pleine face sur son bureau de la mairie, qui aurait lui aussi besoin d’un rafraîchissement, la nouvelle élue peinait à se concentrer. La nappe de chaleur qui plombait Tibourg et ses neurones restait pourtant inférieure aux 38°C relevés en Sibérie. L’article qu’elle avait lu indiquait que cette température n’avait jamais été enregistrée au nord du cercle arctique. Tout bonnement inimaginable. Il fallut un grand verre d’eau glacée pour que l’adjointe en charge de la délégation « Habiter » se ressaisisse. Elle savait, en acceptant ce mandat, qu’elle héritait des habitudes les plus structurelles, les plus chères et, par conséquent, les plus difficiles à changer chez tout un chacun : le bâti et les déplacements. Le dur et le mouvant. Les bases de l’activité humaine… et donc de la consommation d’énergie. Florence Albertini était une excellente scientifique qui n’était pas du genre à se démonter devant la complexité : quand un problème lui paraissait trop gros, elle le décomposait en sous-problèmes jusqu’à trouver l’enchaînement des solutions. Elle se remit donc au travail dans le but d’être fin prête pour introduire et guider la première réunion citoyenne organisée le soir-même sur ses thèmes.

Chacune des cinq chambres thématiques de la Convention Citoyenne pour le Climat de Tibourg était calquée sur l’une des larges délégations de la nouvelle équipe municipale, composée de dix habitants tirés au sort acceptant de s’engager sur le temps long et ouverte en complément à tous les citoyens volontaires. Parmi les désignés par cet appel aléatoire, un seul avait refusé son sort. Une autre habitante avait déclaré un empêchement pour cette première réunion mais ne remettait pas en cause sa participation à la suite. Une vingtaine de participants s’étaient joints à eux, par curiosité ou par conviction. Ces derniers avaient préparé leur sujet à un degré qui surpris Florence Albertini au point de la confronter au premier défi de l’intelligence collective : répartir équitablement la parole. Le groupe fut rapidement divisé en deux équipes, qui elles-mêmes furent fractionnées en tables de six à huit participants.

« Atteindre la neutralité carbone en 2050 nécessite une réduction par un facteur 10 des émissions de gaz à effet de serre de l’ensemble de nos constructions, c’est-à-dire nos logements, les locaux d’activité de nos entreprises ou encore nos équipements publics » indiqua Tristan, le compagnon de Sophie Dupuis, qui s’était proposé pour animer les échanges de l’équipe réfléchissant aux économies d’énergie possibles dans le bâti. Sous le regard de sa compagne, l’architecte reconverti dans les constructions en bois parvenait à détendre l’atmosphère tout en élevant les exigences du débat. Les membres de cette première chambre participative débordaient de pistes, mais se heurtaient rapidement à la contradiction de leur mode de vie fondé sur la maison individuelle avec jardin privatif et l’étalement urbain rendu accessible par des véhicules à moteur. L’ambition majeure de Florence Albertini était d’empêcher toute artificialisation supplémentaire des sols durant le mandat. Il y avait à Tibourg quelques entrepôts en friche et plusieurs maisons désaffectées ; il faudrait commencer par réhabiliter les surfaces recouvertes de béton ou de bitume avant d’imaginer étendre davantage la ville. Pour accélérer cette mutation, les participants estimaient cohérent de faciliter l’expropriation dès lors que la maire pourrait justifier de projets d’habitat répondant au défi climatique. Florence Albertini souhaitait par ailleurs intégrer le bilan carbone des bâtiments au rang de critère primordial d’attribution des marchés publics de construction. L’interdiction de chauffer en hiver les espaces publics extérieurs – dont les terrasses de la dizaine de cafés et restaurants de Tibourg – fit l’unanimité dans les deux groupes, mais fut renvoyée pour avis à la chambre « Produire », qui intégrait la relation avec les commerces locaux. Le benjamin de l’échantillon tiré au sort présenta un projet d’habitat participatif intergénérationnel qui intrigua avant de recueillir le soutien enthousiaste des autres participants. Enfin, le sujet central qui intéressait le plus grand nombre demeurait la rénovation énergétique des bâtiments et son financement, mais l’élue expliqua que sur ce point les arbitrages et les aides viendraient d’abord de l’Etat avant que la ville réfléchisse à des compléments.

L’installation de bornes fixes en centre-ville et aux points cardinaux de Tibourg pour encourager le covoiturage local de proximité, la mise à disposition d’un local situé face au collège-lycée de la ville pour que des associations y développent un atelier de réparation de vélos, la piétonnisation de l’artère centrale de la ville, la demande relayée à l’intercommunalité et au département de créer des pistes cyclables sécurisées sur les axes reliant Tibourg à ses voisines, la couverture des arrêts de bus régionaux traversant la commune pour ne plus avoir à attendre sous la pluie furent autant de pistes concrètes qui émanèrent des échanges passionnés des petits groupes discutant des questions de transports. L’instauration d’un observatoire citoyen de la mobilité, chargé d’enquêter sur la qualité de l’air et les aménagements possibles de la voirie, fut également actée par les habitants. Réduire la place des voitures en ville était un point de convergence évident chez de nombreux participants. Florence et Sophie n’eurent pas le temps de s’interroger sur la représentativité réelle de ces mesures : resté calme et impliqué jusqu’alors, Lucien Mateloup, un participant tiré au sort âgé d’une quarantaine d’années, s’emporta contre l’idée d’interdire la circulation de véhicules anciens et polluants dans le centre-ville. Dénonçant des contraintes qui pèsent toujours plus sur les gens simples qui n’ont pas les moyens de s’offrir une voiture ou une toiture neuve alors que les émissions massives proviennent avant tout des grandes villes et des riches qui prennent l’avion pour partir en vacances, il réveilla une salve d’applaudissements chez plusieurs membres de l’assemblée, qui s’opposèrent par la suite à toutes les nouvelles idées proposées.

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