« C’est à vous de décider ! » La grande affiche colorée qu’Augustin Dunou avait contribué à installer devant la salle des fêtes portait ce message unique. Un peu galvaudé certes, mais il fallait être racoleur pour attirer un maximum de concitoyens. C’était bien plus motivant que le titre administratif de la journée : « Première session plénière de l’Assemblée des Conseils citoyens de Tibourg ». Pour borner son dispositif, qui réunissait tous les habitants bénévoles et tirés au sort ayant participé depuis plusieurs mois aux ateliers participatifs liés à chaque axe de politique locale, il avait consenti à la demande de ses services de faire appel à une équipe de jeunes consultants venus de la métropole régionale. Il avait dans un premier temps repoussé de sa voix rocailleuse tous leurs schémas d’animation préfabriqués. Il voulait les faire travailler sur l’authenticité et l’unicité de la démarche locale des Ti-bourgeons. Il craignait avant tout que le jargon comitologique de ces « facilitateurs » professionnels ne fasse qu’apporter une inutile et pesante complexité sur les épaules de citoyens qui étaient aussi amateurs qu’il se doit. Délibérer ensemble devait devenir un acte aussi simple, naturel et quotidien à Tibourg que respirer le même air que ses voisins. Cela commençait par communiquer dans un langage accessible.
Le bébé d’Augustin Dunou, c’était le budget participatif inversé. En prenant ses fonctions, il s’était beaucoup renseigné sur les démarches qui invitaient enfin et sans démagogie les citoyens à s’asseoir à la table des décisions. Inventé à Porto Alegre au Brésil en 1989 puis remis au goût du jour depuis quelques années par des communes de toutes tailles sous forme d’allocation d’une fraction du budget d’investissement de la collectivité dans des projets imaginés et sélectionnés par les habitants eux-mêmes, le budget participatif classique serait mis en œuvre dès le début de l’année prochaine à Tibourg. Le premier adjoint voulait aller un cran plus loin. Le vrai arbitrage politique selon lui ne consistait pas à choisir si la mairie allait pouvoir investir un surplus budgétaire dans des bacs de fleurs éco-conçus ou des parcours de découverte pour tous les âges, mais bien à s’accorder collectivement sur ce qu’elle allait devoir renoncer à faire faute de subsides supplémentaires. Quelles ressources pour quelles dépenses ? Subventionner les commerces locaux plus ou moins essentiels en temps de crise était tentant, mais quelle autre action fallait-il diminuer pour rendre l’équation raisonnable ? Instaurer une taxe sur le tourisme pour financer l’économie circulaire ne risquait-il pas de recloisonner la ville ? Regrouper tous les services publics dans un seul bâtiment pour ne plus en entretenir d’autres n’éloignerait-il pas certains habitants de leurs droits ? Expérimenter un revenu de base alloué par un tirage au sort annuel générerait-il de réelless externalités positives pour la commune ? Autant d’arbitrages que les habitants de Tibourg devaient trancher, calculatrice à la main, dans le cadre de tables-rondes décisives.
Depuis tout petit, Augustin était connu à Tibourg pour avoir à la fois les pieds solidement ancrés dans la terre et la tête nonchalamment perchée dans la Lune. Il se représentait en idéaliste pragmatique ; c’était un cultivateur en proie au doute. Labourer ses champs pendant des années lui avait permis de s’évader de la fureur du monde tout en se sentant utile aux autres. Enfant du centre-bourg né à la fin des années 50 dans un village qui était alors aussi morne et insouciant que sur les cartes postales, il avait vécu avec curiosité six décennies d’accélération folle de cette planète sans presque jamais s’éloigner de sa comté natale. Il répondait à qui s’en étonnait qu’il n’était pas nécessaire de faire des kilomètres pour comprendre la condition humaine ; il suffisait, disait-il, de regarder les gens dans le fond des yeux pour faire l’expérience de toutes les émotions. Etait-ce la vie elle-même ou simplement les gens qui étaient plus simples à l’époque ? La première réponse ne s’appliquait pas dans son cas : fils unique, il avait repris la ferme familiale au mitan de l’adolescence suite au décès prématuré de son père. Le confort matériel n’était arrivé que très progressivement, après de longs sacrifices. Il s’était occupé pendant des années de sa mère à la santé fragile et avait hérité de sa réputation de vieux garçon sage et sauvage, toujours chaleureux envers les autres mais n’abandonnant jamais complètement sa réserve naturelle.
La responsabilité de premier adjoint l’avait fait tomber de son tracteur. Il avait pris illico sa retraite agricole pour se consacrer aux finances et à l’animation démocratique de la ville – il était clair pour lui que l’un n’allait pas sans l’autre. Il n’avait aucune patience pour la lecture approfondie des justifications technocratiques de tel ou tel programme qui paraissait gravé dans le marbre. Lorsqu’il estimait qu’il héritait d’une situation absurde ou inappropriée, il mettait le sujet en pâture de la réunion participative suivante. Il était rarement déçu – et parfois agréablement surpris – par la capacité d’un groupe à trouver des solutions adaptées aux besoins de Tibourg et respectueuses de contraintes réglementaires. Cela aurait été se mentir et mentir aux habitants que de penser que leur joyeuse majorité allait pouvoir tout changer d’un claquement de doigts… La vérité était tellement plus évidente : le changement profond et les choix exigeants ne pouvaient venir que de la délibération éclairée entre les premiers concernés. Eux seuls se rendent comptent quand ils sont ensemble que décider, c’est à la fois renoncer et avancer.