Sophie Dupuis se réveillait de plus en plus souvent au beau milieu de la nuit. Les visages masqués n’avaient pas encore colonisé ses rêves, mais les difficultés de son début de mandat peuplaient la majorité de ses songes agités. Le jour, elle observait dans le regard de ses concitoyens la dureté accrue de la seconde vague épidémique. Consciente de devoir garder bonne figure en toute circonstance, elle laissait ses hantises se réfugier dans son inconscient jusqu’à ce qu’elles ressurgissent la nuit. Elle constatait chez ses interlocuteurs que, contrairement à la situation inédite du printemps qui avait acceptée par les habitants de Tibourg dans un élan de crainte et de solidarité, le retour du confinement à l’automne avait pris le goût amer d’une triste et interminable routine. Sophie n’avait jamais cumulé autant de fatigue physique et mentale. Depuis la rentrée de septembre, elle avait perdu plusieurs kilos et gagné de larges cernes. N’écoutant ni son corps ni ses proches, elle continuait pourtant de s’activer avec passion pour sa ville et sa population.   

La jeune édile pouvait déjà s’appuyer sur de nombreux motifs de fierté. Les nouveaux schémas de mobilité et le covoiturage de proximité étaient en train de s’imposer dans les pratiques. L’ouverture d’un tiers-lieu de médiation numérique était un rempart efficace au désœuvrement et permettait à certains d’accéder à Internet pour rester en contact avec leurs proches éloignés ou bien à d’autres de suivre une formation à distance. Les horaires rendus disponibles dans les classes par les activités impraticables pour raison sanitaire avaient laissé une place aux programmes d’éveil à l’alimentation, au respect de l’environnement et à la coopération que Sophie avait appelés de ses vœux. Un groupe mixte composé d’agents territoriaux qui ne pouvaient plus accueillir de visiteurs dans les bureaux municipaux et de bénévoles de tous âges qui souhaitaient utilement s’occuper arpentait la ville dans une démarche de porte-à-porte lancée pour que personne ne se retrouve isolé. Malgré le spectre du virus, et c’était peut-être la réussite la plus prometteuse, plus d’un habitant sur quatre avait participé à au moins une réunion participative depuis le mois de mai. En janvier prochain, Sophie lancerait en phase expérimentale un compte de consommation énergétique individualisé par foyer et des mesures incitatives pour transformer les usages du quotidien. A défaut d’une révolution rapide, la transition progressive des priorités publiques était enclenchée.   

Que la manœuvre était dure néanmoins ! Le mois dernier, Philippe Leduc avait jeté l’éponge et remis son tablier pour tenter de sauver son hôtel-restaurant, L’Auberge des Bois. Elle s’inquiétait pour son adjoint démissionnaire qu’elle n’avait pas su soulager avant le burn-out. Un signal d’alarme auquel elle avait dû faire face sans émotion excessive. Par tactique autant que par sincère volonté de rassemblement, elle avait imaginé proposer à André Galinet ou un conseiller municipal de sa liste de reprendre la charge, mais devant les attaques incessantes et bien souvent manipulatoires de ses opposants, elle avait renoncé à évoquer l’idée avec quiconque. Pour conserver une ligne claire, elle avait demandé à son colistier Ludovic d’assurer le relai. Son informaticien fétiche, qui se révélait aussi débrouillard que dispersé, la forçait à composer avec une nouvelle manière de travailler. Alors que la crise économique fauchait des emplois qui seraient longs à recréer, l’impréparation et les improvisations de Ludo avaient fini d’insécuriser la maire. En d’autres temps, elle aurait affiché un discours de conquête, mais compte tenu de l’incertitude des prochains mois elle peinait à trouver les arguments pour repousser un tour de vis budgétaire que l’amenuisement des finances de la mairie rendait chaque semaine plus pressant. Le soir, en franchissant le seuil de sa porte, elle se demandait ce qu’elle avait fait pour mériter cette galère.   

En s’engageant en politique, elle savait qu’elle s’exposerait à des critiques. Jamais elle ne s’était préparée à devoir affronter une opposition supplémentaire à l’intérieur de sa propre maison. « La mission la plus précieuse et la plus fragile pour une personnalité publique, l’avait prévenue son bienveillant prédécesseur Albert Clément en début d’année, c’est de préserver son couple. Il y aura chaque jour un dossier plus urgent à traiter, mais aucun ne sera plus prioritaire que ton équilibre personnel si tu veux te donner une chance de tenir le choc sur la durée. » Ce sage conseil la mettait souvent à l’épreuve. Elle voyait Tristan s’agacer quand elle ne l’écoutait qu’à moitié pendant que son cerveau tentait de résoudre un autre problème. Elle était restée meurtrie d’avoir été plus d’une heure en retard au dîner d’anniversaire de son compagnon alors qu’elle ne parvenait pas à s’échapper d’une interminable réunion. Le froid entre eux avait duré plusieurs jours. Elle tâchait de multiplier les signes et les efforts. Parfois, elle lui en voulait de ne pas se mettre à sa place, d’être égoïste en ne pensant pas à tout ce qu’elle faisait pour les autres. Ce soir de début décembre, une joie simple l’avait revigorée au moment de déclencher avec les écoliers de Tibourg les illuminations du sapin de Noël en bois qu’elle avait fait construire dans le but de le recycler d’année en année. Elle n’était pas prête à ce que Tristan lui annonce qu’il n’accepterait pas de vivre une seconde année comme celle qui venait de s’écouler. 

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