Philippe Leduc était assis devant un double espresso matinal à la terrasse du Café des Sports. En avalant ce jus de chaussettes trop serré qu’il n’aurait jamais osé servir à ses clients, il réalisa qu’il n’était auparavant jamais venu s’attabler chez son concurrent depuis quinze ans qu’il gérait L’Auberge des Bois, son hôtel-restaurant deux étoiles situé de l’autre côté de la place principale de Tibourg. Au fil des saisons, la cohabitation avec Paul Sandrey n’avait pas été de tout repos. Le propriétaire du Café des Sports était un personnage fort en gueule, un chef de meute populaire parmi les hommes du bourg et des alentours. Sa femme Sylviane se trouvait être la sœur cadette de Gérard Galinet, et donc la fille du maire historique. Depuis leur mariage, le couple de buralistes avait passé trois décennies derrière le bar à vendre sucettes sucrées, cigarettes et jeux à gratter. Au cours du mandat précédent, leur proximité avec l’ancienne équipe municipale leur avait permis d’obtenir l’autorisation d’étendre leur terrasse bien au-delà du périmètre initial. Chaque fin de semaine, leur bistro servait pinte sur pinte aux jeunes et moins jeunes, tous agglutinés devant les matchs de foot et de rugby diffusés sur grand écran ou réunis face à la petite scène où se produisaient tous les musiciens du coin. Derrière les vitres de leur restaurant à la carte plus raffinée, mais dont les tables étaient plus dures à remplir hors-saison, Philippe et sa compagne Diane scrutaient ce tintamarre avec une pointe de jalousie inavouable. Le restaurateur constatait néanmoins que la peur du virus et l’épreuve du confinement l’avaient rapproché des préoccupations de son homologue : il fallait pour tous les commerçants rattraper le temps et le chiffre perdus dès cet été pour éviter de mettre la clé sous la porte à la rentrée.
Depuis quelques semaines qu’il avait troqué son tablier pour l’écharpe de maire-adjoint, Philippe Leduc avait remisé son orgueil, retroussé ses manches et entamé un tour marathon de toutes les activités de la commune. Du fait de sa situation géographique avantageuse, Tibourg avait connu plusieurs années de forte croissance démographique et économique. Jusqu’à cette crise tombée du ciel, le chômage était descendu confortablement sous les moyennes nationales. Le tissu d’activités était de plus en plus composite du fait de l’exode urbain de jeunes familles qui développaient des métiers plus qualifiés. La petite ville campagnarde comptait plus d’une centaine d’artisans aux talents multiples, d’agriculteurs expérimentés, de gérants de PME efficaces, sans compter les nouvelles carrières tracées par le rayonnement touristique récent de la commune. Grandir et s’installer à Tibourg n’était plus le boulet que Philippe Leduc avait connu dans sa jeunesse.
Au volant de son éternel petit véhicule rouge, il enchaînait avec une énergie sans cesse renouvelée les visites de boutiques, d’étables et de gîtes. Il connaissait tout le monde et seul son masque aux couleurs bigarrées dissimulait le plaisir qu’il éprouvait à revoir chacun après les semaines de sevrage social. Hélas, chaque rencontre enfonçait un clou supplémentaire dans le cercueil de ses illusions : depuis l’arrivée du virus, la confiance avait vacillé chez tous les acteurs économiques du territoire. Pour éviter de ruminer ses journées, il ne pouvait s’empêcher de donner chaque soir un coup de main à la petite équipe qui avait pris son relais derrière les fourneaux de L’Auberge des Bois. A bout de forces, il s’effondrait ensuite dans son lit dès la fin du service. Son rythme infernal reprenait le lendemain à l’aube. Diane connaissait le risque avec son compagnon : ne jamais s’arrêter lui permettait de ne pas baisser les bras devant l’accumulation des épreuves.
Sophie Dupuis, qui était avec Tristan une cliente du restaurant depuis des années, avait confié à son ami hôtelier la mission de repenser le rapport de Tibourg et ses habitants à leurs modèles de production et de consommation. Vaste programme. Philippe était un homme d’action, de contact, un coéquipier aux épaules solides qui fait avancer un groupe sans arrière-pensées. S’appesantir à disserter sur des concepts philosophico-politiques le mettait mal à l’aise – non pas à cause d’une quelconque insuffisance intellectuelle, mais par sentiment de perdre inutilement son temps autant que celui des autres. Accompagner la transition de toutes les exploitations vers l’agriculture bio et paysanne, subventionner les six premiers mois de réimplantation en centre-bourg de divers commerces de proximité, ouvrir le marché un jour en semaine en plus du samedi matin, négocier avec la grande surface la vente prioritaire de produits conçus ou récoltés sur le territoire de la communauté de communes, expérimenter la mise en place d’une monnaie locale pour soutenir les producteurs et commerçants de Tibourg, développer des offres de formation aux métiers du numérique et de la lutte contre le changement climatique, construire une pépinière pour accueillir les télétravailleurs et les jeunes pousses. Les idées, les projets, la vision, il les avait déjà bien en tête grâce à toutes ses discussions des dernières semaines. Comme toujours, les mettre en œuvre ne dépendrait que lui. Pour Philippe Leduc, il n’était pas question de prendre de vacances cette année.