Cela faisait quelques années qu’Hugo Cortez n’avait plus de cheveux à s’arracher sur le sommet de son crâne. Autrement, il aurait sans doute achevé de les perdre dans la préparation chaotique de cette rentrée scolaire. Sophie Dupuis lui avait annoncé au moment de son intronisation que la délégation « Apprendre » était l’ambition cardinale de son projet municipal. Ses compétences étaient aussi larges que la vie ouverte et joyeuse que promouvait le programme électoral des Ti’Bourgeons. Malheureusement, il devait pour le moment repousser toutes ces aspirations. Depuis le premier jour, il n’avait pu s’occuper que de la logistique scolaire en temps de crise sanitaire. Les personnels dévoués de l’Education nationale étaient inquiets ; les parents harcelaient les équipes de la mairie pour obtenir des réponses qui tardaient à venir du rectorat ; les élèves étaient déboussolés après les mois de confinement et de vacances loin des salles de classe. Au milieu de cette tempête, le nouvel adjoint avait tout repris depuis la base.

Les deux enfants d’Hugo Cortez étaient désormais en fin de parcours universitaire loin de Tibourg. Depuis le divorce prononcé douze ans auparavant, ils avaient suivi leur mère installée sur la côte, à plus d’une centaine de kilomètres. Pendant des années, il n’avait vu ses adolescents qu’un week-end sur deux – trop peu pour s’impliquer réellement dans leurs vies de collégiens et lycéens. L’horticulteur devait reconnaître qu’il en savait aujourd’hui davantage sur les besoins de ses fleurs que sur ceux des nouvelles générations d’enfants. Par conséquent, son été studieux avait débuté par des lectures sur les pédagogies alternatives que Sophie Dupuis souhaitait expérimenter dans les classes municipales. Il fut rassuré de voir que les activités préconisées allaient rapprocher les élèves d’un apprentissage naturel et donc, d’une certaine manière, de la croissance des plantes dont il pouvait plus facilement s’inspirer. Les semaines d’août avaient rapidement dilapidé ce fragile capital de confiance. La baisse de la vigilance des vacanciers entraînait la hausse mécanique des contaminations sur tout le territoire et menaçait chaque jour un peu plus la bonne tenue de la rentrée scolaire.   

Madame la maire était la plus frustrée par la situation. Sophie Dupuis était arrivée à Tibourg neuf ans plus tôt en fuyant une vie urbaine précaire et le milieu du journalisme culturel où elle n’obtenait que de brèves piges. L’éducation populaire était un carburant de son engagement de longue date. Son intuition profonde était que les habitants de sa petite ville ne tourneraient le dos à leur mode de vie qu’en vivant des expériences pédagogiques et heureuses de la nécessaire transition collective. Elle rêvait de mettre en place des solutions solidaires où chacun pourrait tour à tour proposer d’animer une formation ou simplement participer à une activité gratuite, qui en couture ou en littérature, qui d’autre en menuiserie ou en ostéopathie. Avec Florence Albertini, elle avait prévu des chantiers citoyens autour de la rénovation thermique des habitations afin d’accompagner l’évolution des métiers du BTP et de susciter les investissements particuliers. Avec Philippe Leduc, elle avait souhaité lancer des ateliers de sensibilisation sur l’impact carbone des produits de consommation courante et la finitude des ressources terrestres. Avec Hugo Cortez, elle avait voulu multiplier l’offre estivale d’activités physiques et culturelles pour réduire les inégalités entre les enfants qui partent et ceux qui restent. Hélas, les familles les plus aisées s’étaient évadées dès que possible, les plus vulnérables avaient peur de sortir de chez eux et les rassemblements publics étaient fortement limités. La révolution pédagogique étant remise à plus tard, seul le port généralisé du masque rendit la rentrée des classes différente des années précédentes.  

Dans la cour de l’école, Sophie Dupuis observait le défilé multicolore des cartables avec une froide distance qui ne lui ressemblait pas. Hugo Cortez sentit que quelque chose n’allait pas, mais la maire lui assura que ce n’était qu’un reflet de la récemment fatigue accumulée. Quelques jours plus tôt, au cours d’une interminable réunion préparatoire avec son adjoint, la responsable du service enseignement de la mairie et la directrice de l’unique école maternelle et élémentaire de Tibourg, la maire avait pris intérieurement conscience qu’elle n’aurait probablement jamais d’enfant à mener sur le chemin de l’école. Le calcul biologique l’avait frappée : elle aurait dépassé la quarantaine au terme de ce mandat et elle ne se projetait pas enceinte dans l’exercice de sa fonction d’élue. En regardant le soir même un hommage à l’avocate Gisèle Halimi qui avait tant écrit pour que la maternité ne soit pas une servitude automatique, une raison plus viscérale la conforta en même temps qu’elle l’interrogea sur le sens qu’elle allait donner à la suite de sa vie : dans un monde dont les ressources s’épuisent et où les tensions s’exacerbent, tous ces jeunes parents n’étaient-ils pas fous de faire encore des enfants ? 

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