Comme partout ailleurs, la vie à Tibourg avait été remodelée par les semaines successives de confinement. En étions-nous déjà à sept, huit ou neuf ? Il était devenu difficile pour Sophie de tenir le compte avec précision car les activités d’il y a trois mois lui semblaient remonter à plusieurs années. Le tourbillon qui l’avait emportée au début de la campagne municipale ne l’avait pas encore reposée au sol. Elue dès le premier tour mi-mars mais encore suspendue dans un inconfortable entre-deux, elle observait par écran interposé les réactions de ses administrés. Il y avait ceux qui se braquaient, ceux qui se décourageaient, ceux qui voulaient tout changer… Son intuition s’était révélée juste : passée la sidération des premiers jours, tout le monde allait avoir besoin de s’exprimer, de se rassurer, de se projeter. Grâce au génie informatique de Ludovic, l’ingénieur en charge des sites internet de son épicerie puis de sa campagne électorale, un forum local avait rapidement pu être mis en ligne. Sophie n’avait jamais ressenti d’appétence personnelle pour le numérique, dont elle avait un usage limité aux logiciels de comptabilité et aux services les plus usuels. La violence des réseaux sociaux lui faisait peur et elle avait vu son lot de documentaires alarmistes sur le poids écologique des serveurs et la violation des données personnelles par toutes les grandes plateformes. Néanmoins, dans le contexte d’assignation à résidence et d’inquiétude pour les parents et amis tenus à distance, elle reconnaissait qu’il n’y avait pas de meilleure alternative pour garder un lien avec l’extérieur.
Plusieurs dizaines d’habitants s’étaient rapidement retrouvés sur le forum pour débattre de ce long interlude, partager des conseils et organiser les conditions de leur futur déconfinement. Sophie reportait à plus tard la question d’institutionnaliser cet espace d’échanges et de sa légitimité à y prendre la parole en tant qu’édile. Pour l’heure, elle se contentait le plus souvent de lire les commentaires, de prendre des notes et de bombarder de questions la préfecture, les services de la mairie et ses colistiers. Cette période était frustrante : elle voyait, d’un côté, des habitants de plus en plus en colère contre les autorités qui paraissaient incapables de fournir les masques et les tests nécessaires à la reprise sécurisée des activités et savait, de l’autre, que des agents de l’Etat et de la ville se démenaient pour bloquer la progression du virus aux frontières de ce département encore très faiblement touché. En cherchant à maintenir un pont entre les informations des uns et les aspirations des autres, Sophie se sentait écartelée par la défiance réciproque qui s’installait jour après jour. Elle s’inquiétait encore davantage pour les centaines d’habitants qui ne s’étaient pas connectés au forum, qu’elle ne connaissait pas toujours en personne, et qu’elle imaginait en proie à l’isolement et aux pires rumeurs.
Lui vint alors l’idée de proposer une initiative commune au chef de sa nouvelle opposition. Son objectif était que tous les habitants puissent exprimer leurs préférences sur le plan de relance local par l’intermédiaire d’un questionnaire simple, effectué sur Internet ou par téléphone selon les moyens de chacun. Sophie savait qu’une participation satisfaisante ne pourrait être atteinte sans le concours de Gérard Galinet. La tête de la liste « Le Tibourg qu’on aime », qu’elle n’avait devancé que d’une petite quarantaine de voix dans les urnes, était un solide gaillard de 55 ans à la voix très grave. Misogyne et rustre, fier et agressif, il représentait en tout point l’opposé de Sophie, qui n’était par conséquent jamais très à l’aise dans ses contacts avec lui. Beaucoup disaient qu’il avait hérité du réseau mais pas du charisme de son père, André Galinet, ancien médecin que Sophie n’avait pas connu et qui était resté maire de Tibourg pendant près de trois décennies. Le souvenir de « Dédé le Doc » était encore fort chez les personnes âgées et les grands enfants qui n’avaient, pour certains, jamais quitté leur gros village de plus d’une centaine de kilomètres. Son fils en avait encore largement bénéficié lors du dernier scrutin.
Après lui avoir signifié qu’il n’avait aucune raison de faire un pas vers elle car il serait encore candidat quand les élections seraient rejouées après la folie collective du moment, il accepta de discuter. « J’aime ma ville et elle est en danger à cause des Parisiens qui n’acceptent pas de rester coincés dans leurs cages à poules et de nous voir continuer une vie normale parce qu’il n’y a pas de virus chez nous. » Au bout du fil, Gérard Galinet était au milieu du gué entre la révolte et l’angoisse. Par ailleurs à la tête d’une PME commercialisant des machines et engrais agricoles, il était impuissant devant son chiffre d’affaires en chute libre et la mise en chômage partiel de ses salariés. Il craignait que des habitants précaires ne mangent déjà plus à leur faim, sans pour autant oser crier au secours. Au cours des dernières années, Tibourg avait déployé une nouvelle attractivité : des gîtes, des restaurants, des spectacles vivants, des activités sportives étaient apparus pour accompagner ce nouvel élan ; plusieurs dizaines de personnes des environs dépendaient directement de l’essor touristique de la région, sans compter l’impact positif pour les producteurs et commerçants locaux. A ses yeux, toutes ces perspectives de développement avaient été balayées d’un revers de la main par des gens qui ne comprenaient rien aux effets locaux. Combien de temps faudrait-il désormais attendre pour que les gens se déplacent de nouveau librement ? Serait-il même souhaitable de les accueillir comme auparavant, à bras ouverts, alors qu’ils pourraient apporter avec eux ce terrible virus dans leur petite ville restée en autarcie ? Comme partout ailleurs, la vie à Tibourg allait être remodelée par les semaines successives de déconfinement.
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