C’est lorsque Guillaume Darbieux lui adressa, au nom de la République et dans le strict respect des règles désormais coutumières de distanciation sociale, des félicitations mêlées d’encouragements que Sophie Dupuis réalisa une bonne fois pour toutes qu’elle serait désormais « Madame la Maire » pour les six prochaines années. Le jeune préfet Darbieux, nommé quinze mois plus tôt et qu’elle rencontrait pour la première fois, avait tenu à être présent pour accueillir les dix-neuf nouveaux élus de Tibourg juste avant l’installation du conseil municipal. Des cheveux bruns rasés courts au sommet d’un visage anguleux lui conféraient une silhouette militaire. Malgré sa taille moyenne, le garant de l’autorité de l’Etat dans le département, auréolé d’une reconnaissance unanime pour sa gestion de la réponse au coronavirus, impressionnait Sophie par sa stature rectiligne. Elle prendrait à son tour progressivement conscience de l’aura projetée par sa fonction, mais pour l’heure, elle restait maladroitement incertaine du protocole à suivre et des bons mots à confier au préfet.

Son équipe, en revanche, était prête. La voir rassemblée lui apportait un regain de confiance. Comme prévu, Augustin Dunou, 62 ans, agriculteur officiellement retraité mais toujours hyperactif, était nommé premier adjoint, en charge de la délégation « Décider » conçue sur mesure pour englober l’ambitieux programme de démocratie participative de la petite ville, la gestion de son personnel, de ses finances, des relations avec la communauté de communes et les associations. Florence Albertini, 47 ans, ingénieure, prenait en charge la délégation « Habiter » avec l’objectif de lutter contre l’étalement des constructions et l’artificialisation des sols grâce à un urbanisme centré sur le soutien à la réhabilitation des logements existants, à une redéfinition des plans de voirie, de transports et de gestion des déchets, ainsi qu’à un développement des espaces verts communaux. Philippe Leduc, 41 ans, hôtelier-restaurateur, récupérait la délégation « Produire » qui devait accélérer le développement d’une économie locale, circulaire et largement auto-suffisante tout en élargissant aux agriculteurs et commerçants l’adhésion à cette nouvelle planification. Zoé Naïni, 29 ans, puéricultrice et benjamine de l’équipe, héritait de la délégation « S’entraider » regroupant les affaires sociales et la santé, les services dédiés à la petite enfance, au handicap, aux personnes âgées, ainsi que l’attention portée à la lutte contre les discriminations racistes, sexistes et homophobes. Hugo Cortez, 55 ans, horticulteur, était quant à lui désigné pour la stratégique délégation « Apprendre », qui visait l’épanouissement de tous par les apprentissages, depuis les questions scolaires jusqu’aux initiatives de partages des savoirs tout au long de la vie en passant, bien sûr, par les activités culturelles sous toutes leurs formes, incluant la gestion du patrimoine touristique, l’organisation des festivals ou encore la redynamisation du cinéma associatif et de la bibliothèque.

Les intitulés avaient été raccourcis par rapport aux usages précédents, mais les responsabilités étaient étendues. Tous ensemble autour de Sophie, ils entamaient la lourde tâche de protéger leurs administrés et d’adapter Tibourg au monde d’après. Comme dans trente-six mille autres communes, les règles du jeu avaient été bouleversées entre l’élection et l’entrée en fonctions. Dès le lendemain de cette intronisation, il faudrait redémarrer les projets mis en pause et relancer la commande publique en escamotant les dépenses autant que les ambitions. Construire un monde meilleur n’était plus un horizon envisageable à court et moyen terme : les nouveaux élus devraient gérer au « moins pire » les conséquences locales des vagues sanitaire, économique et climatique. Gérer plutôt que construire ; cette inversion de verbes laissait anticiper un parcours d’obstacles qui était exactement l’inverse du désir et du projet que Sophie avait initialement en tête.

Enfiler son écharpe tricolore lui redonna néanmoins le sourire fier et combattif qu’on lui connaissait. Il ne la quitta pas au moment de s’avancer derrière un pupitre dressé devant l’hôtel de ville, éclairé par le soleil étonnamment doux d’une flamboyante fin d’après-midi. Devant quelques dizaines d’habitants ayant répondu à l’appel, elle prononça son premier discours officiel. « Le 21 juin, nous nous rassemblerons. Nous ferons la fête en musique, car nous en avons vraiment besoin après ces mois qui nous ont éloignés de ceux que nous aimons. Cette année, le 21 juin sera aussi l’occasion de nous rassembler pour écouter ce que nous dirons 150 de nos concitoyens. Ce jour-là, les membres de la Convention Citoyenne pour le Climat qui ont été tirés au sort l’an dernier rendront publique leur feuille de route pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre dans un esprit de justice sociale. Établie grâce à un effort sans précédent d’intelligence collective, leur feuille de route sera la nôtre pour les six années à venir, et sans doute la suite de nos vies entières. Les difficultés qui ne manqueront pas de se manifester dans tous les domaines de notre action commune, et je crois que nous avons tous conscience de leur ampleur potentielle dans le contexte exceptionnel que nous traversons… Ces difficultés ne devront pas nous faire dévier de notre objectif. Tibourg sera la première commune de la région à atteindre la neutralité carbone et à reconquérir les conditions de sa biodiversité. Nous ne serons pas les premiers pour l’orgueil. Nous ne serons pas les premiers par la contrainte. Nous serons les premiers car nous allons tous nous engager dans cette démarche, dès à présent. Nous serons les premiers dans le but d’inspirer ensuite les communes voisines et de rayonner bien au-delà de nos collines. Habiter, produire, s’entraider, apprendre, décider… ce ne sont pas des politiques aux contours abstraits et aux noms techniques dont nous avons désormais besoin, mais des chantiers ouverts en permanence auxquels tout le monde pourra contribuer. Nous avancerons à notre échelle, à notre rythme. Nous avons tous été tirés au sort pour participer à la nouvelle CCCT, la Convention Citoyenne pour le Climat de Tibourg. »

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