Urras et Anarres sont deux planètes du système Tau Ceti qui se font face, à douze années-lumière d’une Terre dépeuplée dont l’environnement s’est effondré. Urras est capitaliste, patriarcale, divisée et inégalitaire, mais avancée technologiquement et luxuriante. Deux siècles auparavant, un groupe révolutionnaire s’est exilé pour s’installer sur la désertique Anarres avec l’objectif d’ériger une société communaliste, égalitaire et féministe inspirée par une figure nommée Odo. Les échanges entre les deux mondes sont très limités lorsque le physicien Shevek, sur le point d’établir une théorie capable de rassembler l’humanité, décide de voyager vers Urras. Il est à la fois frustré de voir les individualités anarrestis brimées par les principes collectivistes odoniens qui condamnent son monde à la stagnation et désireux d’offrir sa découverte à toutes les planètes afin qu’aucune ne l’accapare pour la transformer en avantage contre les autres.
Des œuvres littéraires de l’immense Ursula K. Le Guin que j’ai lues, après le cycle de fantasy Terremer et La main gauche de la nuit, Les Dépossédés, que je viens de terminer, est celle que j’ai nettement préférée. Les ingrédients du genre science-fictif sont peu développés, au-delà de ces deux planètes que tout oppose, car l’autrice poursuit avant tout un objectif politique : imaginer une utopie anarchiste pour en étudier sans complaisance les effets positifs et plus nuancés sur les protagonistes. La récit repose sur une construction très originale : à partir de la scène introductive qui voit un vaisseau urrasti récupérer Shevek sur le sol anarresti, deux branches narratives se déploient en alternance avec, d’un côté, la reprise des étapes de l’existence de Shevek sur Anarres de l’enfance à la paternité et, de l’autre, sa découverte d’Urras, sa société de « profiteurs » et ses failles.
Le roman, qui a remporté les trois grands prix de la science-fiction Hugo, Locus et Nebula, a été publié en 1974, donc dans le contexte de la Guerre froide et de l’opposition d’une génération à la guerre du Vietnam. Loin des poncifs empruntés par ses contemporains qui font triompher la supériorité des héros du monde libre, Le Guin renvoyait dos à dos les régimes américains et soviétiques, avec un héros qui vient d’un monde anarchiste qui n’était pas comparable au communisme de l’URSS et qui questionnait l’aliénation dans les sociétés occidentales consuméristes.
Par opposition, Annares présente un modèle fondé sur la simplicité volontaire et influencé par le taoïsme qui a accompagné le parcours intellectuel de Le Guin. La vie sur Anarres donne un aperçu de ce que pourrait être une société décroissante et planificatrice confrontée à un environnement hostile aux ressources raréfiées. Malgré la profonde solidarité du corps social, c’est une existence dure, limitante, inconfortable, cruelle à bien des égards. La choisirions-nous volontairement ou arriverions-nous à nous y adapter sous la contrainte ? Dans un contexte géopolitique différent de sa période d’écriture et sur une Terre qui se rapproche dangereusement de l’état qu’elle avait anticipé il y a un demi-siècle, le chef d’œuvre visionnaire d’Ursula K. Le Guin continue de nous poser des questions indispensables.
