Je m’en excuse, Les 3 points font encore une fixette post-traumatique sur les dommages générés par la seconde présidence de Donald Trump. Après avoir réagi au ralliement décomplexé des figures de la tech et à la bascule géopolitique symbolisée par le retrait du soutien à l’Ukraine les mois précédents, et avant – je l’espère – de passer à d’autres sujets plus légers dans les prochaines éditions, il me paraît important de partager ici la lecture récente d’un article de The Conversation sur Curtis Yarvin, l’idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie. Pour éviter toute naïveté autour d’effets positifs potentiels des folies de Trump sur le sursaut défensif européen ou sur les bénéfices écologiques des barrières tarifaires, il faut connaître l’adversaire et ses intentions réelles. Derrière le déploiement d’une stratégie qui paraît – volontairement ? – improvisée et erratique, la nouvelle administration s’appuie sur une base intellectuelle bien plus cohérente et structurée qu’il y a 8 ans.
Sous le pseudonyme de Mencius Moldbug, Curtis Yarvin a publié en avril 2007 un manifeste « formaliste » en lui donnant la vocation de fonder une nouvelle idéologie. C’est devenu un texte de référence ds gourous de la tech qui ont aidé et financé le retour de Trump depuis la Silicon Valley. Sur le fond, il ne s’agit bien sûr pas du conservatisme traditionnel du « Grand Old Party », que Trump a fait voler en éclats en devenant l’astre dominant des Républicains. Ce n’est pas non plus du néolibéralisme économique classique, ni du libertarisme débridé dont il se distingue par le souhait d’établir une monarchie autoritaire. Le formalisme est une idéologie hybride mélangeant « la mentalité d’ingénieur moderne et le grand héritage historique de la pensée pré-démocratique antique, classique et victorienne« . Selon Curtis Yarvin, le pouvoir ne doit poursuivre qu’un seul but : empêcher la violence, c’est-à-dire « les conflits dont l’issue est incertaine« . Cela passe par le fait d’assurer le maintien de l’ordre établi – au bénéfice des plus forts, qui sont aussi les plus riches – face à tout mouvement perturbateur ou préoccupation jugée périphérique. Comme la quête de moralité ou la lutte contre le changement climatique.
Dans son étude de cas contre la démocratie, Mencius Moldbug considère que la démocratie, comprise comme les principes fondamentaux et le fonctionnement de la vie politique représentative mais englobant également l’administration bureaucratique et les soutiens aux politiques publiques dans la presse et la société civile, est le carcan dont il faut s’affranchir pour construire un gouvernement minimal, apolitique, géré comme une entreprise avec la seule recherche d’efficacité comme étoile polaire. Cette mentalité d’ingénieur anti-démocratique, qui transforme toute question sociale en problème arithmétique à résoudre, se retrouve dans les dernières déclarations d’Elon Musk sur l’empathie qui serait la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale ou dans le démantèlement méthodique des politiques publiques fédérales par son « DOGE » adepte de l’approche « budget base zéro ».
La pensée formaliste de Curtis Yarvin s’est enrichie en rencontrant le mouvement « accélérationniste » promu par la plume du britannique Nick Land en 2012. Plutôt que de s’attarder à corriger par la régulation les effets néfastes du capitalisme sur la société, l’idée est au contrainte d’accentuer au maximum ses effets pour générer au plus vite un maximum de progrès, notamment technologique. Un argumentaire repris notamment par les promoteurs les plus fervents du développement à pleine vitesse de l’intelligence artificielle, en quête de singularité et d’immortalité grâce à l’hybridation homme-machine. Un exemple : croiser préservation prédictive de l’ordre, accélérationnisme capitaliste et technosolutionnisme galopant conduit à choisir la généralisation de la reconnaissance faciale dopée à l’IA au bénéfice des sociétés de contrôle et au détriment de nos vies privées. Cela est déjà en cours et bien analysé. Malheureusement, tous ces arbitrages qui grignotent sur les libertés au nom du maintien de l’ordre ne sont pas propres aux autoproclamées « Lumières sombres » (Dark Enlightenment) qui orientent le trumpisme…
Les médias ont beaucoup parlé du « Projet 2025« , la feuille de route opérationnelle préparée par le très droitier think-tank Heritage Foundation pour être déroulée par la seconde administration Trump. Le fond idéologique qui se revendique « néoréactionnaire » et qui a pris le pouvoir s’est construit sur le temps long, depuis près de vingt ans. Il déploie une vision très précise du monde, quoi que les conditions de réalisation de cette nouvelle abondance omnisciente restent très hypothétiques. Les élites légitimistes sont converties par le renouvellement de la promesse de croissance perpétuelle apportée par la fuite en avant des techniques. Les masses sont ameutées par le brouillage du langage, des repères et donc de la réalité, et par un flot de complots que l’agitation des peurs ancestrales rend dès lors plus facilement audibles.
Une nouvelle fois, que devons-nous faire ? Nous savons que la France n’est pas à l’abri de telles idées, mais veillons à ne pas nous laisser intoxiquer. Vincent Tiberj a étudié comment l’idée d’une (extrême-)droitisation de l’opinion était diffusée par le haut, mais que ses marqueurs n’étaient pas aussi répandus qu’on le dit dans la société – autrement dit : l’élite économique et politique est plus perméable, favorable et prosélyte vis-à-vis du programme de l’extrême-droite que le reste de la population. Nous voyons un autre exemple en ce moment avec le relai d’éléments de langage sur un « backlash écologique« , alors que le soutien populaire aux politiques écologiques continue de progresser. La force des idéologies autoritaires est d’avancer comme un implacable rouleau compresseur, qui nivelle tous les arguments au niveau du sol. Le risque est de nous écarter du débat de peur de finir écrasé. Le défi est d’ériger les reliefs composés d’idées fortes que le rouleau compresseur ne parviendra pas à franchir sans caler.
