Je repense souvent à une vieille interview de Shigeru Miyamoto, le génial créateur des plus grands jeux vidéos de Nintendo, dont Mario et Zelda. Quelque part dans les années 2000, il révélait que son horizon ultime était de permettre à chacun de créer des images, de la musique ou des jeux aussi bien que ce que l’industrie peut produire et, surtout, que nos cerveaux le souhaitent avant la confrontation avec la mise en pratique. J’interprétais ce rêve comme une forme de création pure, instantanée, sans limites, générée par tous.
Le déferlement des intelligences artificielles génératives depuis un an est sans doute ce qui se rapproche le plus de ce mirage. L’IA nous a entouré si vite. Le phénomène ne date pas du lancement de ChatGPT 3, mais les usages se démocratisent à un rythme exponentiel. Certains collègues demandent à l’invisible assistance d’améliorer la rédaction de leurs emails ou de résumer nos réunions, quand les développeurs ont déjà l’habitude de recevoir l’aide du Copilot de Github. À titre personnel, je me sens déjà d’une autre génération. Je ne me sers jamais de ChatGPT et autres Midjourney, mais je me repose en revanche fréquemment sur Deepl pour des traductions. C’est d’ailleurs sur la traduction vocale instantanée que je trouve le potentiel symbolique le plus fort : le rêve de connecter 8 milliards d’humains parlant 7 000 langues différentes. Avec VoiceBox de Meta, il est possible d’appliquer n’importe quelle voix sur un texte. Avec Wavel.ai, la voix d’une vidéo est traduite à la volée d’une langue à une autre. Avec Veed.io, le montage vidéo ne nécessite plus de compétences techniques. Avec VideoPoet de Google, il suffit même d’un prompt de quelques mots pour générer toute une vidéo ! Ces technologies ne sont qu’au stade des prototypes, mais la vision prophétique de Miyamoto n’est plus si loin quand Dora.ai peut créer des sites web animés à partir de sommaires instructions.
Comme pour chaque nouveau bond technologique depuis la maîtrise du feu, les mauvais usages potentiels contrebalancent immédiatement les bons. Sans même parler de tous les biais issus des développeurs eux-mêmes et de toutes les violations de droits d’auteur, je suis naturellement préoccupé par les conséquences politiques irréversibles. Il ne faut pas rejeter en bloc ce que l’IA peut apporter, par exemple dans la simplification des modes d’expression ou la synthèse des contributions à grande échelle. Cependant, les risques sont élevés. En mars 2021, réagissant à une vidéo « deepfake » bluffante de Tom Cruise, je redoutais que le débat démocratique ne puisse exister dans un monde sans vérité propulsé par les IA génératives. C’est déjà arrivé et ce n’était qu’un avant-goût : une deepfake du candidat pro-européen Michal Šimečka a impacté la fin de la campagne électorale slovaque, contribuant sans doute à la victoire serrée du candidat pro-russe. Pour éviter le pire lors des élections européennes, des collègues du monde de la participation citoyenne proposent de déployer un bouclier démocratique en forçant les plateformes à limiter la viralité des contenus en période électorale. L’inscription d’un signe informatique détectable sur tous les contenus générés avec l’assistance d’une IA permettrait aussi un traitement plus responsable des informations. Des pansements utiles s’ils étaient appliqués, mais résisteraient-ils ?