Voir Matrix en salle à 12 ans en 1999 fut l’expérience bouleversante d’une déflagration inégalée. Je n’avais probablement pas saisi un dixième de la profondeur philosophique du film à l’époque, mais l’esthétique incomparable et les effets spéciaux novateurs avaient produit chez moi le choc cinématographique commun à toute une génération. C’est en le revoyant avec quelques printemps et références en plus lors de la sortie des deux suites Reloaded et Revolutions que je me suis plongé avec fascination dans le chef d’œuvre des sœurs Wachowski, les thématiques de leurs inspirations cyberpunk et la richesse des extensions comme Animatrix.

Il a forcément éveillé ma curiosité, mais je ne voyais pas le besoin d’un quatrième opus. Les Wachowski non plus. Il est explicitement indiqué dans la première partie du film que ce sont les producteurs et détenteurs des droits chez Warner Bros qui ont voulu capitaliser sur la franchise. Malgré le refus catégorique de Lilly, Lana a finalement accepté de réaliser un nouvel épisode, afin de ne pas laisser n’importe qui dénaturer le sens de Matrix et, dit-on, pour surmonter le deuil de ses parents. Sans doute y a-t-elle également vu une ultime opportunité de hacker ce système hollywoodien qui exploite en série des blockbusters de moins en moins signifiants. Plus qu’un remake ou une réelle suite, Matrix Ressurections est un miroir qui nous est tendu, à grands renforts de scènes « déjà-vu », pour nous pousser à réfléchir à ce qu’il nous reste de l’expérience des précédents films et de leur impact sur l’industrie.

Alors que leur aventure avait connu une fin définitive dans Revolutions, Neo et Trinity sont de retour dans la matrice, ou au moins dans une nouvelle mise à jour de celle-ci. Pourquoi donc ? Parce que ressuscités à proximité l’un de l’autre sans possibilité de s’unir, ils génèrent une énergie phénoménale, dont les machines – et allégoriquement les studios – veulent se nourrir. Dans ces nouvelles incarnations, elle est Tiffany, une mère de famille qui trouve une échappatoire à ses entraves au guidon de sa moto, et il est de nouveau Thomas Anderson, cette fois-ci devenu le concepteur reconnu de la trilogie de jeux vidéo Matrix, à qui l’on force aussi la main pour produire un nouvel épisode. Ils se croisent souvent au café du coin, sans que Neo ose faire le premier pas. Tourmenté par des souvenirs et visions de ce qu’il sent avoir vécu au-delà des jeux qu’il a créés, Thomas Anderson développe un programme qui devra être piraté par une nouvelle génération d’éveillés qui le rameneront dans la réalité. Dès lors, il n’aura pour objectif que de retrouver et libérer Trinity.

Matrix Resurrections divise ses spectateurs car c’est au final un anti-film, le résultat paradoxal d’un film qui n’aurait pas dû exister. Il prend nos attentes de consommateurs à contrepied pour servir le message politique de sa réalisatrice. Est-il le nouveau film critique sur la matrice que la matrice est prête à accepter pour mieux en tirer profit, ou arrive-t-il à piéger la matrice à son propre jeu pour délivrer un message plus puissant et subversif ? Avec ses héros vieillissants et démotivés, ses scènes d’action dépassées et son intrigue bavarde et parfois franchement faiblarde, Resurrections déroute sur le fond et déçoit à bien des égards sur la forme – c’était plutôt l’apport de Lilly Wachowski – mais le simple fait qu’il continue à stimuler les débats après la séance prouve qu’il mérite qu’on lui donne une (seconde ?) chance.

Vingt ans après, Matrix et le regard que l’on porte sur le mythe ont changé, tout comme notre monde réel a changé. Resurrections en prend acte et nous questionne sur la déconstruction de la figure de l’Élu-e, la poursuite de l’amour véritable pour repousser les instincts primitifs de désir et de peur, le dilemme entre un confort individuel moutonnier, une existence apaisée mais cachée et une vie de lutte sacrificielle. A l’ère des métavers qui ne se cachent plus d’être des matrices énergivores et liberticides en puissance, l’emprise de la technique sur nos actes et nos imaginaires est de plus en plus insidieuse. Matrix nous rappelle qu’il nous reste toujours une capacité à faire dérailler la machine, à trouver des anomalies dans le code, à agir comme des Bugs contestataires.