Un doute existentiel s’est emparé de nous au moment de souffler les cinq premières bougies d’Open Source Politics. Pas d’inquiétude sur la pérennité de notre activité – notre équipe a été multipliée par six et nous projetons de dépasser le million d’euros de chiffre d’affaires cette année malgré la crise, une concurrence féroce et sans avoir jamais eu recours à aucune subvention ou levée de fonds. Il s’agit bel et bien du sens de ce que nous faisons : et si toutes ces consultations citoyennes, qui nous animent au quotidien autant que nous les animons, ne servaient finalement à rien – ou presque ? Ce ne sont pas les occasions de prouver notre utilité qui manquent : collectivités et ministères, entreprises et associations, mouvements citoyens et candidat-es de tous horizons se présentent chaque semaine à nous et vous sollicitent chaque jour en retour pour collecter avis et votes tous azimuts ! Nous commençons à avoir suffisamment de recul et d’exemples à observer pour mesurer l’impact relatif de ces démarches. Franchement, le doute est permis.
Nous avons créé Open Source Politics en mai 2016. Nous étions alors au cœur d’une marmite en ébullition. Il ne se passait pas une semaine sans qu’une conférence, une tribune, un hackathon ne nous invite à réinventer la démocratie à l’ère d’Internet. La période était traversée d’un souffle inspirant : des milliers de personnes passaient leurs nuits debout, des mouvements politiques nouveaux émergeaient sur plusieurs nuances du spectre électoral, une première loi venait d’être partiellement co-écrite dans le cadre d’une large consultation, des citoyens s’organisaient pour tirer au sort leurs prochains parlementaires. L’argument solutionniste tenait de l’évidence : après avoir tout transformé dans nos vies, le numérique allait enfin nous permettre de surmonter les contraintes d’espace et de temps qui rendaient jusqu’alors inimaginable la pratique d’une démocratie plus directe et plus diverse.
Que reste-t-il de cet optimisme, à peine cinq ans plus tard et exactement dix ans après le mouvement des Indignados qui a inspiré nos outils ? Notre rapport au monde et à la technologie a changé en si peu de temps. Songez qu’OSP a été créée avant le Brexit, les élections de Donald Trump et de Jair Bolsonaro. Avant la révélation des bulles de filtre, des fake news et des fuites de données de Facebook vers Cambridge Analytica. Avant la panique démocratique qui s’est emparée des élites françaises lors de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes. Avant la pleine prise de conscience – au moins en ce qui nous concerne – que nous échouons pour l’heure à élaborer et appliquer à grande échelle les décisions indispensables pour limiter les conséquences de l’irréversible réchauffement climatique. Assurément, les temps que nous vivons ne sont pas communs. Nous nous rêvions tous en pionniers d’une révolution politique digitalo-mondiale ; ne sommes-nous pas en train de nous réveiller en marionnettes missionnées pour masquer notre incapacité collective à réorienter un modèle devenu trop complexe, déséquilibré et contradictoire pour éviter le crash systémique ? Malgré les formidables aventures qui fourmillent un peu partout, nous observons que les fondamentaux démocratiques reculent au sein de pans entiers de nos sociétés, dans le périmètre et au-delà de nos frontières hexagonales. Beaucoup de nos concitoyens sont passés directement de l’espoir à la colère, de la désillusion à la suspicion. Est-il déjà l’heure de relayer nos plateformes et méthodes au rang de gadgets sans effet durable ?
Nous subissons les conséquences des mascarades des dernières années – du Grand débat national qui fut un pivot avec ses questions biaisées, ses chiffres pipés et sa synthèse partielle et partiale, jusqu’à la Convention Citoyenne pour le Climat et son mandat non respecté. C’est un vrai défi en tant que prestataire de services d’adopter la bonne distance avec les institutions. Elles sont à la fois indispensables pour que les démarches portent à grande échelle, mais souvent réticentes à grimper l’échelle de la participation. Il nous faut avoir « un pied dans les institutions et mille dehors » pour reprendre une citation entendue un jour chez la spécialiste du municipalisme Élisabeth Dau. L’équilibre est parfois difficile à trouver.
Réunis au vert sous le soleil de la fin mai, nous avons réfléchi en équipe au rebond à donner à notre vision d’entreprise émoussée par l’enchaînement éreintant des missions et la longue distanciation sociale. C’est un long chemin qui va nous engager sur des mois de travail, mais j’en suis d’ores et déjà ressorti avec un attachement encore plus fort à ce concept directeur de l’expérience démocratique.
- « Participer, c’est comprendre » comme l’a justement remarqué par le passé mon associé Olivier Buchotte. Une expérience démocratique réussie c’est avant tout celle qui organise une discussion entre égaux alors même que les compétences civiques sont très inégalement réparties. Or, nous aurons vitalement besoin que ces pratiques se développent pour espérer une issue pacifique aux arbitrages difficiles qui nous attendent. Notre métier est de faciliter et perfectionner ces projets participatifs pour que les citoyens exercent partout leur pouvoir de décision.
- L’expérience démocratique que nous sommes en mesure de proposer, c’est celle que notre équipe a engrangé dans la conception, la conduite et l’évaluation de plus d’une centaine de démarches publiques et privées, à succès ou ratées, de l’immeuble social au continent européen. Cette expérience se matérialise par des développements techniques, des ateliers méthodologiques, des synthèses détaillées et des dispositifs complets portés par une équipe qui ne cesse de progresser et de m’impressionner.
- Il s’avère que ces deux premiers piliers ne suffisent pas toujours à motiver de jeunes collègues qui ne ménagent pas leurs efforts. Nous tentons donc de déployer une expérience démocratique d’un troisième type. Nous n’avons jamais désiré devenir une entreprise classique et, s’ils nous réjouissent, nos bons résultats économiques ne constituent pas une fin en soi. Nous espérons donc nous ouvrir davantage, en lançant de nouveaux chantiers innovants et en renforçant une gouvernance que nous voulons de plus en plus décentralisée à mesure que l’entreprise grandit. En cherchant aussi à valoriser un réseau de partenaires, sous-traitants, voire même de potentiels concurrents qui contribuent à l’amélioration des logiciels libres que nous utilisons.
Nous trouvons là une cohérence avec les principes des communs que nous promouvons. Au cœur de l’idée démocratique réside la compréhension qu’aucun acteur n’est indispensable au point de concentrer durablement des pouvoirs sur les autres. Y compris au sein d’une entreprise en croissance soutenue. Vivre et faire vivre cette expérience, voilà un objectif qui devrait continuer à bien nous occuper. Si vous voulez nous suivre, ne manquez pas notre nouvelle lettre d’information mensuelle !