Le soleil déployait ses rayons réparateurs dans le jardin verdoyant de Sophie Dupuis. Le printemps était revenu et il constituait depuis toujours la saison favorite de la maire de Tibourg. Elle ne parvenait pas à croire qu’une seule année s’était écoulée depuis son élection. Le défilement du temps n’avait plus le même rythme depuis qu’elle était en représentation du matin au soir et du lundi au dimanche. A chaque jour ses accrocs, lorsqu’elle constatait que tel ou tel projet n’avançait pas aussi vite qu’elle le souhaitait. A chaque mois son vertige, alors qu’elle réalisait que les semaines s’étaient enchaînées sans répit. Alors ce matin-là, elle avait décidé de prendre le temps, d’appuyer sur pause et de savourer sereinement son petit déjeuner ensoleillé.

Depuis une quinzaine de jours, elle avait l’impression de parvenir enfin à un point d’équilibre. Avec Tristan tout d’abord. Le dernier trimestre avait été inhabituellement froid entre eux, mais leur relation s’apaisait. Sophie avait compris tout ce que lui apportait le temps passé à deux, et ils n’hésitaient pas à s’éloigner de quelques dizaines de kilomètres le temps d’une demi-journée pour recouvrer le bonheur de l’anonymat. Elle se sentait également plus à l’aise dans son mandat. Elle gagnait en maîtrise sur tous les dossiers politiques. Elle sentait que les habitants appréciaient sa proximité et sa gestion sérieuse. Les réunions de travail avec les citoyens ne désemplissaient pas et gagnaient en profondeur. Sa méthode infusait sans grands éclats, mais par de concrets petits pas. Elle était impressionnée par le succès des Sol Sol, un dispositif de « Solutions solidaires » fonctionnant comme un système de troc de services et compétences qui avait été mis en place par la dernière assemblée citoyenne plénière. Tout un chacun pouvait proposer une activité ludique ou formatrice, de la recette de cuisine collective à l’atelier d’écriture, en passant par la balade contée en forêt et le tournoi de cartes. Sophie ne savait pas si le succès de l’initiative venait du besoin de renouer les liens sociaux ou d’une générosité spontanée qui n’attendait qu’une démarche fédératrice, mais elle constatait que l’utilité principale de la mairie n’était pas toujours d’encadrer, subventionner ou chercher à récolter les bénéfices des énergies citoyennes. Parfois, son rôle était simplement de réunir les conditions de saines rencontres.

Lorsque Zoé Naïni lui annonça son souhait d’organiser des réunions en non-mixité à destination des « personnes racisées » de la commune, Sophie lui répondit d’une moue dubitative. Elle ne connaissait que trop bien le goût de son adjointe pour la provocation et ne voyait pas de bonnes raisons d’importer localement une controverse qui demeurait lointaine. Le terme politiquement terrible et biologiquement infondé de race allait à l’encontre de toutes ses convictions universalistes. Elle avait bien entendu observé des manifestations de racisme autour d’elle, mais elle était la garante des principes fondamentaux d’une République une et indivisible. Il lui était inconcevable de réduire les individus à des identités irréconciliables. Son devoir ne pouvait être que de chercher à les rassembler sans leur reconnaître de différences. Zoé ne se démonta pas et revint à la charge les jours suivants, en s’appuyant sur des tribunes et vidéos d’universitaires et de militants qui déconstruisaient les concepts. Le déclic vint quand Sophie reconnut aux victimes de racisme une expérience vécue dont elle ne pourrait, pour sa part, jamais souffrir à Tibourg.

La maire accepta finalement la tenue à titre expérimental d’une première réunion en non-mixité, à condition que les participants viennent ensuite restituer leurs constats et leurs propositions devant le conseil municipal suivant. L’opposition fut houleuse avant et pendant la séance, y compris parmi ses camarades – ce qui fit chanceler les fragiles certitudes de Sophie sur la question. Par une cocasse inversion des positions, certains élus voulurent empêcher que les restituteurs de la réunion s’expriment en arguant qu’ils n’avaient pas leur place dans la maison commune. Au milieu de la bronca, Zoé Naïni se leva et énonça le constat cinglant que ce ne sont pas les réunions non-mixtes qui engendrent du racisme, mais bien que c’est en réponse du racisme présent dans la société que de telles réunions deviennent nécessaires. Impressionnée par la détermination de son adjointe au visage solaire, Sophie fut irradiée d’un rayon de confiance et de courage.

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