L’élargissement progressif d’une faille si grande qu’elle rend stérile la discussion entre personnes adultes est, de tous les vertiges de notre époque, celui qui me paralyse le plus. Il ne s’agit pas que d’une question d’intérêts divergents qui rentrent mécaniquement ou légitimement en conflit dans une société de plus en plus inégalitaire et polarisée. Ce sont des parcours de vie qui s’éloignent au point de ne plus partager la même perception de la réalité, de ne plus se fier aux mêmes faits et sources de connaissances, de ne plus supporter la contradiction et l’altérité. Sans nous bercer d’illusions sur un état antérieur de concorde et de rationalité, les hold-ups complotistes qui retournent le cerveau de millions d’individus nous confirmentl’ampleur du phénomène.

Je me fixais le mois dernier cet exercice : réfléchir à une découverte, un événement, une initiative qui pourrait agir comme un virus positif à même de nous réunir après cette dure année de mise à distance. Je n’ai malheureusement rien inventé de magique et aucun événement miraculeux ne s’est révélé à mon imagination. Je m’en suis donc remis à une intuition simple : les belles rencontres peuvent changer l’orientation de nos idées et le cours de nos existences. Il existe naturellement des milliers de voix influentes qui nous inspirent, mais je crois que le changement durable de perspective ne peut venir que de l’expérience du terrain. J’en serais resté au niveau des préjugés sur la Chine si je n’avais pas effectué un échange universitaire à Pékin ; je ne serais pas sorti d’une vision franco-française de notre continent si je n’étais pas parti demander à cent jeunes dans les vingt-huit capitales de l’Union de me raconter leur rêve européen ; j’aurais gardé un regard extérieur aux banlieues si je n’avais pas travaillé trois ans à la mairie d’Aubervilliers. Comment systématiser ces étincelles pour ceux qui n’ont pas les mêmes opportunités ?

Remettons-nous en – une fois de plus – au tirage au sort ! Plutôt qu’une nouvelle convention citoyenne où des citoyens sont rassemblés dans un palais de la République pour rebondir sur des présentations d’experts et travailler sur des solutions si pointues que la démarche peut leur faire perdre une partie de leur spontanéité, nous pourrions inverser la logique. Prenons 1000 foyers aléatoires en France et créons des jumelages deux à deux, avec le seul principe de mélanger les régions, les confessions, les générations et les niveaux d’éducation. Ces 500 paires de familles se rencontreront chacune dans un bel endroit du territoire pendant un premier week-end dont le contenu sera ludique et préparé pour elles. Elles rejoindront ensuite leur domicile pendant une semaine, puis la première famille accueillera la seconde dans son cadre de vie pendant une semaine complète, avec partage de l’activité professionnelle et des loisirs au rythme habituel du foyer d’accueil. Nouvelle semaine de pause, puis c’est la deuxième famille qui accueillera la première pour un programme équivalent. A la fin de ce mois de découvertes mutuelles, les deux familles devront raconter leur aventure, expliquer ce qu’elles auront apprises au contact de leur tandem et éventuellement répondre ensemble à une enquête ou formuler des propositions communes issues de leurs discussions.

Tous les frais de déplacement, hébergement et activités nécessaires seront pris en charge par l’État. Cela ne devrait pas coûter plus cher que des dispositifs de communication existants et, si c’était vraiment un point de blocage, toutes sortes de partenariats avec des médias ou des territoires concernés doivent pouvoir se mettre en place. Il est important que les échanges se fassent sur un temps conséquent pour qu’ils ne restent pas superficiels. Si, comme je l’imagine, cette expérience de concitoyenneté à mi-chemin de chatroulette, du stage de 3e, de l’année Erasmus et de la convention citoyenne rapproche des gens dont les trajectoires et opinions sont distantes voire opposées, alors il faudra trouver comment financer le passage à l’échelle de 67 millions de bénéficiaires. « Quoi qu’il en coûte », je parie que l’investissement génèrera davantage d’externalités positives que la mise en place de la société de la peur de l’autre et du contrôle de tous qu’on nous vend de plus en plus violemment.