Pour son trentième anniversaire, Zoé Naïni avait dû renoncer à l’organisation de la fête dont elle rêvait. Dix personnes maximum, et contrairement à toutes les règles qu’elle avait pris plaisir à transgresser jusque là, il n’était pas question pour la maire adjointe fraîchement élue de ne pas respecter les consignes sanitaires officielles. VDM. Rien n’aura été épargné à sa génération, constatait-elle. Le bac en poche l’année de l’explosion de la crise financière. Le chômage longue durée qui fauche la joie de vivre d’un pote sur deux. Les attentats qui glacent le sang et réveillent les regards suspicieux. Les derniers festivals dont elle comptait profiter avant d’avoir trop de responsabilités qui sont décimés par le coronavirus. Le tsunami climatique qui monte de plus en plus haut face à nous et vers lequel tout le monde fonce tête baissée. Une vie de merde qu’elle avait pour mission de repeindre en arc-en-ciel. Pas grave si c’était voué à l’échec comme le prophétisaient les jeunes avec qui elle avait grandi à Tibourg ; au moins, elle aurait essayé et fait du bruit.   

Petite et pétillante, bavarde et combative, Zoé Naïni était une boule d’énergie positive qu’il ne fallait pas chercher à canaliser. Sophie Dupuis avait eu du nez en l’appelant à ses côtés et en lui donnant les moyens de bousculer la routine rurale. Sa délégation claquait comme une injonction : il faut « s’entraider », bordel. Cela partait dans tous les sens au point que les autres ne parvenaient pas toujours à suivre son rythme. Le vrai problème pour elle, c’était de penser à tout le monde, depuis les aventuriers en couche-culotte qu’elle pratiquait depuis des années en tant que puéricultrice jusqu’aux anciens combattants devant lesquels elle ne savait pas quoi dire, en passant par les quarantenaires blasés de tout et les boomers scandaleux d’égoïsme. Vivre ensemble. Il n’y avait pas de recette à suivre pour que la mayonnaise prenne. Et cette année, les ingrédients n’étaient pas vraiment réunis. Qu’importe, Zoé n’aimait faire la cuisine que de manière créative.   

Avant ces derniers mois, elle ne s’était jamais penchée sur le fonctionnement de la mairie. Elle découvrait donc les obstacles un par un. Elle affrontait les services municipaux ou de la communauté de commune qui lui disaient « Ce n’est pas possible », mais aussi les autres élus qui lui disaient « Tu es sûre que ça ne va pas trop loin ? ». Elle ferraillait contre certains habitants en réunion publique qui s’indignaient dès qu’elle prenait la parole et ne faisaient pas l’effort de l’écouter. Surtout les vieux mecs blancs. La crispation était réciproque. Après chaque débat houleux, elle se démenait pour ramener ses copains en prévision de la réunion suivante. Elle incitait les adolescents et jeunes adultes à s’engager, à participer à des petites actions solidaires. C’était difficile. Elle ne leur en voulait pas – elle savait qu’elle avait réagi de la même manière par le passé – mais chaque refus creusait une encoche supplémentaire dans sa motivation. Comment faire pour les bouger ? Se remémorer sa propre réponse était une épreuve douloureuse : c’est lorsqu’une collègue puéricultrice avait été harcelée par un père de famille bien propre sur lui qu’elle s’était « réveillée », selon l’expression qu’elle utilisait. La directrice n’avait pas réagit pour ne pas nuire à la réputation de la garderie. Sa jeune collègue avait renoncé à porter plainte, et préféré déménager à plusieurs centaines de kilomètres avec son compagnon pour fuir la pression locale et essayer de se reconstruire. Zoé avait le ventre retourné dès qu’elle croisait l’agresseur dans les allées du supermarché de Tibourg, mais elle avait promis à son amie de ne pas faire d’histoire. Elle avait pleuré de rage et de peur, jusqu’à ce qu’elle décide qu’elle ne laisserait plus aucune injustice ou discrimination passer sous silence.   

Sa croisade contre la culture du viol, l’homophobie, la grossophobie et le racisme détonait dans le paisible paysage de Tibourg. La violence, on la fantasmait chez les autres, dans les grandes villes, les banlieues chaudes, les camps de migrants, mais « à Tibourg, voyons, il n’y a pas de ça ». Elle le voyait chez ses propres parents, abreuvés aux chaînes d’information réac’ matin, midi et soir, jusqu’à l’annihilation de toute capacité de réflexion autonome. Elle enfouissait au fond d’elle la tristesse de ne plus pouvoir discuter avec eux sans que ça parte en théories farfelues et déclarations flippantes au bout de cinq minutes. Avec Thibault non plus, ça ne marchait plus. Ils étaient sortis ensemble pendant des années, puis il lui avait annoncé, il y a tout juste un an, une rupture qu’elle avait senti venir sans oser la déclencher. Lorsqu’elle le revoyait traîner avec leur groupe d’amis communs, elle sentait son regard presque effrayé devant elle. Était-ce vraiment elle qui avait changé au contact de la politique, ou bien lui qui avait perdu comme par un triste enchantement tout l’éclat qu’elle lui trouvait auparavant ? Ce monde était peut-être pourri, mais elle avait un plan. Fruit de ses efforts continus, elle avait regroupé une vingtaine de jeunes de 16 à 32 ans. Elle appliquait avec eux les méthodes de l’éducation populaire et des campagnes politiques nord-américaines. Elle les formait au pas de course pour les transformer en soldats pacifiques, armés intellectuellement pour la bataille culturelle que chacune de ses actions alimentait dans les chaumières de Tibourg. « Il faut s’entraider, bordel ».  

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