« Ne me remerciez pas ! C’est un plaisir de vous transmettre les fruits de mon expérience. Je dois également reconnaître que cela m’occupe ! » Derrière son écran, Albert Clément demeurait fidèle à ses habitudes et prenait la situation avec philosophie et une pointe d’ironie. Depuis près de trois semaines, il consacrait plusieurs heures quotidiennes à répondre en visioconférence aux innombrables questions de Sophie. Empêché comme tout un chacun dans ses déplacements, l’ancien maire avait retardé son départ de la commune. Une aubaine pour celle que les électeurs avaient désignée pour lui succéder. Grand pédagogue, l’ancien instituteur avait conservé l’art de rendre accessibles les dossiers les plus techniques. Sa dernière élève prenait des notes méticuleuses sur un maximum de détails, mais la matière brute restait souvent aride. Journaliste culturelle de formation reconvertie en gérante de coopérative locale, Sophie pensait avoir les bagages nécessaires pour aborder la gestion municipale. La difficile mise à niveau des nouveaux élus est toujours sous-estimée. Les pages noircies de ses cahiers témoignaient du labyrinthe de sigles improbables et de points d’alerte juridiques dans lequel son esprit était désormais enfermé. Du CODERPA au SRADDET, elle s’acharnait pour assimiler au plus vite la signification de chaque acronyme et la composition de chaque instance. Albert Clément ne parvenait pas totalement à la rassurer sur l’ampleur de la tâche : « Gérer une commune n’est pas un examen technocratique, Sophie. N’oubliez pas les projets de votre campagne. Ce sont vos inspirations généreuses qui ont été choisies et non votre maîtrise du Code général des collectivités territoriales ! »   

Tout dans l’enchaînement des dernières semaines lui avait semblé contre-nature. Elle qui aimait le contact humain, elle avait perdu le goût des rencontres au marché en voyant ses concitoyens couper court aux discussions pour ne pas s’attarder dans les rues. Elle qui militait pour le principe de précaution, elle avait été écartelée en mobilisant ses électeurs pour un scrutin qu’elle trouvait irresponsable de maintenir. Elle qui voulait plus que tout remercier ses proches pour le temps qu’ils lui avait consacré depuis son entrée en campagne, elle avait dû se résigner à ce que la belle victoire des ’Ti-bourgeons ne soit même pas fêtée. Elle qui rêvait de débuter son mandat en marquant les esprits par de fortes décisions symboliques, elle se retrouvait limitée à la diffusion des bulletins sanitaires officiels. Ce virus invisible et impalpable avait plombé tous les horizons.  

Les habitants de Tibourg savaient qu’ils n’étaient pas les plus à plaindre : aucune contamination n’avait été relevée à cinquante kilomètres à la ronde et, à quelques exceptions près, chaque habitation disposait d’un petit terrain. C’était un curieux spectacle que ces voisins qui échangeaient quelques mots inquiets en restant à bonne distance, séparés par les haies de leurs jardins respectifs. Après deux jours d’entretien enthousiaste de leur petit carré de verdure, Tristan se sentait déjà à l’étroit. Son entreprise spécialisée dans les constructions en bois de grande taille avait activé le dispositif de chômage partiel pour ses cadres et ouvriers. Ne tenant plus en place alors que Sophie passait ses journées scotchée devant son ordinateur et le téléphone vissé à l’oreille, il proposa de prendre la place laissée vacante par sa compagne aux Champs de Tibourg. Cette proposition libéra la nouvelle élue de sa culpabilité d’abandonner ses collègues au pire moment. Les rayons étaient clairsemés après la razzia des premiers jours ; ils le resteraient plusieurs semaines puisque certains producteurs avaient espacé ou suspendu leurs livraisons. Le magasin de première nécessité ne désemplissait pas pour autant. Les habitants défilaient à toute heure, en respectant scrupuleusement les consignes et distances. Ce point-là au moins n’avait pas changé : même en pleine épidémie, l’épicerie restait l’épicentre de la ville.   

« Rien ne sera jamais plus comme avant. » Il y a encore trois mois, elle aurait donné un tout autre sens aux mots qui débutaient la première lettre publique qui allait être envoyée à tous les habitants de Tibourg. Toutes ses certitudes avaient été balayées. Elle ne savait pas combien de temps les écoles resteraient closes, ni combien de ses administrés se retrouveraient sur la paille après les faillites des entreprises les plus fragiles, ni combien de personnes âgées étaient actuellement isolées et en danger, ni surtout quelles seraient les ressources financières de la commune – et donc ses marges de manœuvre – en cas de récession durable. Elle prenait soin d’appeler chacun des agents publics de la commune pour se présenter à eux et s’assurer de leur bonne santé. Ils paraissaient tous aussi déboussolés qu’elle. Il n’y avait finalement qu’Albert Clément qui gardait une confiance infaillible face à la propagation de la contagion. « À la fin vous verrez, lui avait-il confié, on va tous mûrir. »  

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