Cette fois-ci, elle ne pouvait plus reculer. A la proclamation des résultats, alors que cris et applaudissements s’étaient élevés autour d’elle, Sophie sentit son corps soumis à deux sensations opposées. Un sourire non feint avait conquis son visage, qui s’était même légèrement empourpré en signe de gratitude, mais elle avait senti au même instant sa colonne vertébrale se raidir et ses épaules s’affaisser sous le poids d’une crispation soudaine. Elle faisait pour la première fois l’expérience de cette dualité étrange qui habite les représentants politiques, ce tiraillement entre leur être intime brutalement propulsé en zone de turbulences et leur profil public flatté d’être le point de convergence de tous les regards. Ses chances de remporter le scrutin municipal du mois prochain restaient objectivement réduites au regard du passif électoral de Tibourg, mais le simple fait d’être officiellement investie à la tête de la toute nouvelle liste citoyenne allait changer radicalement sa vie – au moins pour quelques semaines. Elle se sentait redevable de la confiance de ses amis, voisins et clients qui avaient accepté de participer à la procédure originale qu’elle avait choisie : une élection sans candidat.   

Cela avait été sa seule condition. Une volonté aussi prudente que sincère de s’assurer que sa désignation convenait au plus grand nombre. On avait écarté les étals et décalé les rayons des Champs de Tibourg pour que quatre-vingt habitants se serrent dans la boutique et contribuent à cette première à l’échelle locale. En l’absence de candidature auto-proclamée, chacun avait d’abord voté à bulletin secret pour la personne de son choix. Sophie avait choisi Augustin Dunou, qui était le premier agriculteur de la région à s’être converti au bio il y a une quinzaine d’années et qui demeurait, à près de 70 ans, un pilier toujours bienveillant du réseau de producteurs réunis aux Champs. En tout, quatorze habitants avaient été spontanément cités par leurs pairs ; onze acceptèrent par la suite de composer la liste, dont les dernières places, a priori non éligibles, furent attribuées par tirage au sort entre les présents. La petite Clara fut de nouveau la première à justifier son choix pour Sophie. Le plaidoyer émouvant qu’elle prononça pour son amie emporta rapidement l’adhésion des participants qui connaissaient le moins la gérante de l’épicerie, si bien que quelques tours de parole suffirent à obtenir un consensus dans la salle. Augustin Dunou accepta de figurer en deuxième position sur la liste citoyenne, qui fut baptisée le jour même « Les ‘Ti-bourgeons ».   

Ses concurrents ne laissèrent aucun répit à Sophie. Ils moquèrent dès le lendemain l’absence de propositions sur l’activité économique, la fiscalité locale, les relations avec la communauté de communes et ainsi de suite. Des commentaires ironiques et critiques qu’elle avait laissés plusieurs années auparavant sur ses réseaux sociaux au sujet des chasseurs étaient imprimés et affichés sauvagement sur les murs de Tibourg. Elle apprit que le directeur de la rédaction du quotidien régional avait réécrit le chapeau de l’entretien qu’elle avait accordé à une sympathique jeune journaliste venue l’interroger dans la foulée de sa désignation. Sophie enrageait que le gros titre parle d’une « candidature improvisée », d’une personne « récemment arrivée sur le territoire » alors qu’elle habitait Tibourg depuis neuf ans, qui représentait une « potentielle menace pour l’emploi local » en raison de propos exhumés d’une interview remontant à l’ouverture des Champs où Sophie défendait un contre-modèle à la grande distribution. Tristan tentait de relativiser ce désagrément prévisible, en rappelant que Franck Maflart, le propriétaire du journal, était l’un des principaux industriels du pays et avait construit sa fortune dans l’agro-alimentaire intensif et bas-de-gamme, mais cela ne faisait que décupler la révolte de sa compagne. Elle se savait attendue au tournant, y compris par ceux qui venaient de la désigner la semaine précédente.

Ces derniers jours, elle s’était beaucoup renseignée sur Internet, à la fois sur le fond des dossiers communaux, le droit des collectivités territoriales et les bonnes pratiques écologiques à travers le pays, mais aussi et surtout sur la forme. Sophie s’était résignée à incarner l’aventure collective malgré – ou du fait de – la violence qu’elle avait générée dans le camp d’en face, mais elle était convaincue que sa candidature n’avait de sens que si elle renouvelait la pratique démocratique locale. Avec ses proches et ses colistiers, elle avait décidé d’organiser un « forum ouvert » où chaque habitant pouvait venir librement présenter une idée, s’associer à celle d’un autre, approfondir la proposition à l’aide d’une grille de questions sur les modalités d’application et finalement restituer ce travail devant tous les participants. Refuser l’étalement des constructions en périphérie de Tibourg, renforcer les dispositifs solidaires, encourager le covoiturage avec les communes environnantes, développer une politique de consigne pour limiter les déchets… Sophie notait chaque inspiration ainsi que les noms de tous les habitants qui prenaient la parole et posaient des questions. A toutes et tous, elle demandait s’ils ou elles étaient prêts, dans l’hypothèse où elle serait élue maire, à co-animer un conseil local thématique. Devant les dizaines de citoyens réunis pour cette première réunion publique d’élaboration du projet des ‘Ti-bourgeons, Sophie conclut résolument : « Notre programme, c’est la méthode. »

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