Le 17 novembre, nous étions réunis autour de « Paulette », ma grand-mère paternelle, à l’occasion de son centième anniversaire. 100 ans ! Un siècle de vie qui nous rend tout petit. En me rattachant à des bribes de son destin partagé avec son inséparable Guy, dont j’avais esquissé les années de Résistance dans ses lignes lors de son décès il y a quatre ans, j’ai donné une consistance à plusieurs chapitres de nos livres d’Histoire.
Chez notre « Mamy de Cannes », c’est la naissance qui fut l’épisode le plus romanesque. Paule est née en 1922 à Lavigerie, nom colonial de la commune rurale de Djendel. Situées à 110 kms au sud-ouest d’Alger, ces terres agricoles sont irriguées par la proximité du barrage de Ghrib, construit entre 1936 et 1939 – c’est-à-dire à la fin de son adolescence. Le village, alors en plein développement, accueillait un centre militaire depuis la fin du dix-neuvième siècle. Le père de ma grand-mère, Édouard Fieschi, était un sous-officier corse responsable du camp de prisonniers. Il rencontra Marie Ferrer, dont la mère tenait un restaurant réputé et le père, décédé peu avant, était originaire de Barcelone. De leur brève liaison devait naître ma grand-mère, mais lorsque ses parents arrivèrent en Corse, dans le village d’Albitreccia, la famille refusa cette union avec une femme venue d’Algérie, peut-être arabe. Marie acheva seule sa grossesse dans un monastère. Elle mourut jeune, à vingt-huit ans, de la typhoïde. Ma grand-mère fut recueillie par ses tantes. Le déshonneur était tel pour la famille Ferrer, plutôt aisée localement, que ma grand-mère fut déclarée sans filiation à la naissance, et bâptisée Bannières par l’officier d’état-civil. Elle ne rencontra jamais son père, qui tenta pourtant de revenir des années plus tard à Lavigerie, avant de renoncer à s’approcher, menacé de mort par l’oncle Aimé, le frère de Marie. Une lettre paternelle fut retrouvée plus tard par ma grand-mère. Il y indiquait qu’il aurait souhaité reconnaître sa fille et qu’il demandait aux Ferrer de la soutenir dans ses futures études.
À dix-huit ans, Paule rejoignit une des tantes à Alger. Elle rencontra mon grand-père lors d’un bal dansant quelques années plus tard. Engagé dans l’armée au Sahara puis en Algérie après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il était cinq ans plus jeune qu’elle. La nouvelle famille vécut un temps dans une chocolaterie, pour laquelle mon grand-père devint livreur. N’anticipant pas l’indépendance, ils firent partie des derniers rapatriés en métropole en 1962. Repartant de zéro à Cannes avec trois enfants, ma grand-mère restant au foyer, mon grand-père redoubla d’effort en tant que représentant de commerce jusqu’à pouvoir acheter un appartement dans une cité nouvelle à La Bocca. Avec son balcon orienté sud, ses lustres à globes, ses canapés orange rebondis et ses « Paris Match » reliés par année sur les étagères, leur salon confortable était pour moi la définition matérielle des Trente Glorieuses, ces années d’hypercroissance durant lesquelles une génération marquée par les conflits devait accéder rapidement au confort moderne en se disant que l’avenir ne pourrait qu’être meilleur. Ironie du calendrier, c’est le jour-même de l’anniversaire que l’appartement de mes grands-parents a été vendu. Désormais en maison de retraite, Paule Chaput a perdu en quelques années l’essentiel de son ouïe, sa vue et sa mobilité. Les souvenirs, le doux sourire et l’appétit pour les éclairs au chocolat, quant à eux, sont toujours là.