Les saisons, à Tibourg comme ailleurs, étaient devenues irrégulières. La sécheresse avait roussi les sols et marqué les arbres tout au long du printemps et de l’été. Malgré l’expérience d’une longue existence, l’agriculteur Augustin Dunou n’avait plus de repères fiables. La seule mesure certaine était que l’année en cours compterait parmi les plus chaudes jamais éprouvées par ses terres et ses bêtes, et que cette donnée se vérifierait un peu plus chaque année jusqu’à la fin de ses jours. L’automne et l’hiver à venir pourraient tout aussi bien être rudes ou doux, pluvieux ou secs à leur tour. Le cuir tanné par une vie champêtre, il n’était jamais frileux quand pointaient les premiers frimas. Cette année pourtant, il frissonnait déjà en anticipant l’effet des fraîches nuits sur la santé fragile des nouveaux-nés et camarades plus âgés.
La rumeur parcourant la région faisait redouter les pénuries d’énergie. En sa qualité de premier adjoint chargé des finances, Augustin Dunou avait été alerté tôt sur les menaces de surcoût ou de coupure. La brutale hausse du prix des énergies, qui restait néanmoins bien inférieure à la situation d’autres contrées, promettait de déséquilibrer fortement le prochain budget municipal. Il échangeait donc régulièrement avec ses homologues d’autres communes pour partager les solutions, mutualiser des ressources et avoir plus de poids dans les négociations avec les fournisseurs ou la remontée des inquiétudes aux services de la préfecture. Il tâchait de délester les épaules de Sophie de ces préoccupations. Les moments de répit, pour les élus, étaient courts et rares, immanquablement interrompus par le moindre imprévu. Ainsi, pour épargner la maire dont il avait depuis longtemps reçu la marque d’une confiance totale, il gardait les choses pour lui. Chaque soir, il ruminait les paramètres dans sa tête, cherchant méthodiquement l’option la plus solide ou l’apparition d’une miraculeuse astuce.
Il faudrait des années pour sortir de la dépendance aux énergies lointaines, mais les premières germes étaient déjà plantés à Tibourg. Depuis deux ans, une poignée de citoyens avait initié un projet d’énergie partagée et il s’était personnellement investi pour que la mairie réponde à l’appel. Comme trois mille autres initiatives comparables en Europe, des énergies citoyennes s’étaient fédérées contre les énergies fossiles ou le recours au seul nucléaire. Ensemble, il s’agissait de créer un petit parc d’énergies renouvelables produites localement, pour assurer les besoins essentiels du territoire. Le capital mobilisé via un financement participatif était majoritairement entre les mains d’habitants. Il était ensuite abondé par la contribution des acteurs publics locaux ainsi que celle d’un réseau d’épargnants convaincus du bien-fondé de pareilles démarches. Certaines voix, y compris dans la majorité municipale, avaient fait part d’un sincère scepticisme. N’était-il pas plus sage de laisser un sujet aussi complexe aux experts et ingénieurs ? Ne risquait-on pas de commettre des erreurs et de se retrouver avec une ressource incontrôlable et trop coûteuse ? La tournure récente des événements commençait à donner raison aux porteurs de l’initiative, dont l’apprentissage et la production d’énergie bénéficiaient désormais à un collectif grandissant.
L’autre volet déployé par les autorités relayait les injonctions officielles à économiser la précieuse énergie. Après les restrictions d’eau pour affronter la chaleur et la sécheresse, il faudrait limiter la consommation de gaz et d’électricité durant la lutte contre le froid. Augustin Dunou, sans doute guidé par le brin d’anarchisme paysan qui fondait ses réflexions politiques, doutait de l’efficacité durable de ces consignes un tantinet infantilisantes. Fallait-il vraiment les sommer de se serrer les coudes ou la ceinture pour que les hommes adoptent un comportement sobre et solidaire ? Lorsqu’on lui demandait quelle alternative était préférable, il restait cependant démuni. Au fond, son désarroi tenait au fait qu’après l’enchaînement des pesantes contraintes et des noires perspectives, il était incapable de garantir que reviendraient les couleurs.
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