Après plusieurs mois d’une lecture régulière mais entrecoupée, mes neurones sont particulièrement agités au moment de reposer le dernier tome de la trilogie des Trois corps de Liu Cixin. Paru en Chine à partir de 2006, le phénomène littéraire a été traduit en France dix ans plus tard. Je savais que je m’attaquais à un ambitieux monument de 2000 pages à la réputation flatteuse, gonflée par la récolte de prestigieux prix internationaux.
À rebours de mon attente, l’entame du Problème à trois corps m’a résisté un certain temps. Dans chacun des trois livres, la mise en place des nouveaux personnages m’a paru laborieuse et le style trop dénué d’éclats pour une pleine identification. Puis chaque ouvrage s’illumine à mi-parcours, lorsque les pièces scientifiques, philosophiques et narratives se connectent. La récompense a, par trois fois, surpassé toutes mes anticipations. Les concepts brillants d’intellectrons, d’évasionisme, de colmateurs ou de forêt sombre ont rehaussé sans cesse la barre pour incarner chaque ère importante d’un récit qui ne renie rien à la rigueur astrophysique – jusqu’à friser par moments l’inaccessible.
Il est difficile de ne rien divulgâcher, alors je m’abstiendrai d’aller au-delà de quelques puissantes questions dont la savante articulation a repoussé les frontières du genre hard science fiction. Que se passe-t-il lorsque l’humanité apprend qu’elle va devoir affronter une race extraterrestre infiniment plus avancée – non pas dans la temporalité immédiate d’un film habituel, mais dans quatre siècles car c’est la durée crédible pour le voyage depuis l’étoile la plus proche : se prépare-t-elle à combattre, espère-t-elle prendre la fuite dans la direction opposée ou se soumettra-t-elle docilement à l’envahisseur ? Comment concevoir une riposte collective si aucune réflexion partagée entre deux individus ne peut échapper à un adversaire omniscient ? Quelle est la traduction anthropologique d’une société où l’hibernation s’est démocratisée au point que des personnes nées des siècles dans le passé peuvent se réveiller plus jeunes que leurs descendants qui ont tant évolué ? Combien de temps survit la liberté dans une communauté humaine qui se sait irrémédiablement condamnée à errer dans le vide intersidéral ? Quel message peut-on espérer envoyer à d’autres espèces conscientes ou laisser aux générations d’un lointain futur dans un univers dont on ne saisit ni la taille ni les lois, mais dont on sait qu’il finira inévitablement par mourir ? Comment se matérialise de manière lisible, si ce n’est intelligible, le concept d’un univers à dix ou onze dimensions tel que le conçoivent les théories actuelles ?
Cela ne plaira pas à tout le monde, mais si ce type de vertige métaphysique vous fascine, alors la lecture du Problème à trois corps et plus encore de ses suites La Forêt sombre et La Mort immortelle achèveront de vous transporter aux frontières de l’audace, de l’espace et du temps.