Un sincère éclat de rire avait fait vibrer les murs des Racines, le tiers-lieu associatif de Tibourg, alors que les aiguilles tordues de l’horloge amorçaient leur descente. Il était minuit passé quand Gauthier avait donné le surnom « Angela Merkel » à Madeleine, l’assistante sociale quinquagénaire qui officiait ce soir-là comme gardienne du temps et restait concentrée comme au premier quart d’heure. Assez crédible sur le plan physique, la comparaison avec la chancelière allemande sur le départ, réputée pour sa capacité à tenir d’interminables réunions nocturnes lors des Conseils européens, avait détendu l’atmosphère quelques minutes. Puis l’équipe bénévole s’était rapidement reconcentrée sur la sérieuse mission entamée six heures plus tôt : rédiger un avis final sur la feuille de route écologique de leur commune. La fin d’une étape décisive pour ces citoyens tirés au sort et investis, un an auparavant, par la Convention Citoyenne pour le Climat de Tibourg.
Leur travail du premier semestre avait permis une montée en compétences rigoureuse et régulière. La ville, la communauté de communes, le département, la région, la préfecture, mais aussi les associations et les chercheurs de l’université métropolitaine avaient abreuvé le groupe de multiples données cartographiques et statistiques, financières et techniques. Il leur avait fallu de longues semaines de réunions tardives pour s’acclimater au jargon des enjeux climatiques, puis pour arriver à un diagnostic partagé. Lou, lycéenne bientôt majeure et particulièrement douée en SVT, était une éponge qui retenait chiffres ou acronymes et partait à chaque séance en croisade pour la condition animale. A l’opposé du spectre, Henri était sceptique sur les effets de ces considérations lointaines et abstraites auxquelles il répondait par des leçons de bon sens glanées au cours de soixante-huit années d’existence rurale. Gauthier, agent des finances publiques locales âgé de 43 ans, était rongé par une anxiété écologique et fiscale croissante à mesure qu’il découvrait l’ampleur des transformations à entreprendre, ainsi que leur coût. Autant de perspectives à réconcilier grâce à la délibération, pont indispensable entre la nuance et la radicalité. Depuis le départ de Thomas, un trentenaire tourmenté qui avait choisi de s’éloigner au moment de s’impliquer corps et âme dans le mouvement local de contestation du passe sanitaire au début de l’été, ils n’étaient plus que six engagés pour représenter la diversité de leur petite ville.
Au cours du second semestre de leur travail, le cabinet d’études qui les accompagnait avait produit cinq scénarios. Ils étaient conçus comme autant de déclinaisons locales des prévisions du GIEC. D’un côté, ils tentaient d’anticiper ce qu’il se passerait à Tibourg si la température mondiale grimpait de 1.4, 1.8, 2.7, 3.6 ou 4.4°C par rapport à l’époque préindustrielle ; de l’autre, ils listaient les actions plus ou moins drastiques qu’il faudrait entreprendre pour atteindre ces différents niveaux. Le groupe de travail avait réagi, approfondi, élargi ces scénarios grâce à des discussions ciblées avec des amis, voisins, élus et professionnels du territoire. A travers la présentation d’arbitrages précis et de récits encourageants, leur dernière mission était de vulgariser au maximum l’intense matière collectée. De la dédramatiser aussi. Ils voulaient éviter l’écueil d’un discours de culpabilisation qui ferait fuir leurs concitoyens dans le déni – Sandrine, nouvelle habitante de 51 ans en reconversion professionnelle, insistait encore et encore sur ce point sensible.
Diana avait été transformée par cette expérience partagée. Elle n’avait aucun souvenir de l’Accord de Paris signé en 2015 et, jusqu’à l’année écoulée, elle ne s’était jamais préoccupée ni du climat, ni de politique au sens large. En pensant à la vie future de sa fille de trois ans et demi, elle regrettait désormais son immaturité passée. A 26 ans, elle venait de débuter en parallèle une formation en permaculture. Elle entrevoyait enfin une manière de sortir par le haut de la spirale des missions d’interim en bureautique et secrétariat, qui la mobilisaient parfois à plusieurs dizaines de kilomètres de chez elle et la maintenaient dans une précarité permanente. En tant que scribe de la dernière séance et graphiste improvisée, c’était elle qui finalisait la présentation du groupe. Ouverte à tous les habitants, la Convention Citoyenne pour le Climat de Tibourg allait se réunit le 11 novembre, à la veille de la clôture de la COP26 à Glasgow, pour écouter leur retour d’expérience et se positionner sur les cinq scénarios. Leur avis serait ensuite porté devant le Conseil municipal. A l’approche du verdict, Diana avait peur que la population se divise mais, à l’image de leur groupe qui était parti de profonds désaccords pour se rejoindre par l’échange, elle avait désormais confiance en la capacité de décision de ses semblables. Elle se mettait à espérer que ses propres actions écologiques, qu’elle savait condamnées à un faible impact tant qu’elles restaient solitaires, gagneraient un écho systémique si elles étaient légitimées par le nombre.
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