Juin 2021, un Boeing Air France effectuant une liaison Paris-New York sort miraculeusement d’une zone de très fortes turbulences. Branle-bas de combat chez les contrôleurs aériens et dans les services de renseignement : le même avion transportant les mêmes passagers a atterri trois mois plus tôt, lui aussi après une tempête majeure. Un signe avant-coureur de l’Apocalypse, l’apparition d’un trou de ver dans l’atmosphère terrestre, la copie issue d’une super imprimante, le bug d’une simulation globale dans laquelle nous serions tous prisonniers ? Les meilleurs scientifiques et les représentants de toutes les religions sont sollicités pour expliquer l’incompréhensible. Il faut vivre avec le paradoxe, notamment pour les membres de l’équipage et les passagers du vol, à la fois ceux du mois de mars et ceux du mois de juin, leurs doubles identiques qui n’ont simplement pas vécu les trois derniers mois.
La lecture ces dernières semaines de L’Anomalie m’a offert une bonne distraction en cette période au combien anormale. Le roman d’Hervé Le Tellier fut en novembre 2020 le premier livre se rattachant à la science-fiction à recevoir les honneurs du prix Goncourt. En réalité, il s’agit d’un mélange de genres littéraires, qui correspondent chacun à un passager différent (le tueur à gages, le pilote de l’avion, l’architecte parisien, la fille d’un soldat américain…). C’est un hommage au mouvement oulipien qui cimente la structure globale et permet à l’auteur de jouer avec les lecteurs, en ouvrant avec un style fluide des portes qu’il ne referme pas toujours.
Efficace sans être inoubliable, le roman pose la question des frontières de notre réalité en abolissant la barrière mentale du double soi et en observant les conséquence sur une palette de protagonistes. Comment va réagir le couple en devenant trio ? Peut-on survivre à un cancer incurable si l’on anticipe de trois mois son diagnostic ? Quel espoir placer dans une histoire d’amour si l’on sait qu’elle s’est terminée pour les doubles au cours des trois mois envolés ? Cela peut-il constituer un atout de rencontrer un autre soi qui nous connaît par cœur ? Que retenir de l’être proche mais finalement incompris qui brutalement se défenestre en ne laissant que des lettres ?
Après que l’événement anormal a fait sortir nos existences de leurs parcours tracés, ne serait-il pas fascinant d’imaginer ce qu’aurait été la vie de nos doubles virtuels épargnés par l’épidémie ? Alors que nous sommes depuis longtemps confinés avec nous-mêmes, sans doute trouverions-nous dans l’exercice matière à préparer la sortie des intempéries.