Colère, crainte, fascination, espérance… rester à la maison ne réduit pas la palette des émotions. Il n’est pas simple de trouver les mots justes pour les traduire quand, dans le même temps, la situation à l’extérieur semble si injuste.
Il y eut d’abord pour moi une sourde colère, y compris contre de bons camarades, face à toutes les décisions individuelles et collectives irresponsables. Celle d’avoir maintenu le premier tour des élections municipales alors que l’Italie et l’Espagne montraient l’urgence de se confiner. Celle d’avoir profité d’un dernier dimanche ensoleillé comme si de rien était, alors que la future saturation des hôpitaux était déjà annoncée. Celle d’avoir fui Paris pour accroître son confort personnel, au risque de contaminer de nouvelles contrées. Les témoignages empiriques l’ont montré, la décence fut inversement proportionnelle à l’aisance.
Puis vint la crainte, à distance et dans l’impuissance. Crainte pour nos aînés qui pourraient être si vite emportés ; crainte pour nos amis médecins qui se démènent avec des moyens devenus dérisoires ; crainte pour celles et ceux qui sont plus exposé·es que nous car leurs missions sont les piliers de notre société et qu’ils ne peuvent pas s’arrêter de travailler ou rester à l’abri pour le faire (la liste des remerciements est longue) ; crainte pour les populations des pays pauvres qui ne peuvent ni s’isoler ni se protéger – à l’image de l’Inde dont les images me reviennent de l’été dernier. La crainte est forte parce qu’au regard de la dizaine de cas de covid-19 recensés dans des cercles proches, le virus est d’une effrayante viralité.
En attendant les stocks de masques, de tests et d’un hypothétique vaccin, nous voici donc confinés pour une durée indéterminée. En même temps que 3,5 milliards de semblables. La moitié de l’humanité. Seuls ensemble, selon la belle formule d’Usbek & Rica. Après la colère, malgré la crainte, cette expérience inédite et partagée reste pour moi un objet de fascination. Il nous faut l’écrire et le décrire pour analyser ses effets sur nous, en garder la trace alors que déjà le contour des jours s’efface, et, bientôt, pouvoir transmettre ce souvenir. A titre personnel, tout va bien. Sans surprise, le confinement révèle autant les inégalités de fortune – comme celle d’habiter à deux dans un trois pièces à Paris, ce qui rend l’aventure agréable – que celles des caractères. L’otium latin ayant toujours représenté un idéal à mes yeux, je dois reconnaître ne souffrir ni d’ennui devant mes loisirs intérieurs ni du besoin vital de sortir. Sans doute est-ce là un autre privilège, à l’heure où nous devons nous en remettre à notre imagination et notre créativité.
On peine encore à se figurer que nous venons d’assister au plus pur et exotique dérivé de la théorie du chaos : il a suffi d’un virus transmis à l’homme par un pangolin sur un marché de Wuhan – et d’une succession de banales erreurs humaines – pour que l’activité dominante se fige à l’échelle terrestre en l’espace de trois mois. Le battement d’ailes d’un papillon a fait s’écrouler le château de cartes qui entourait nos illusions : d’un côté, nos systèmes publics de santé et de solidarité ont été si affaiblis que nous sommes débordés par quelques milliers de cas graves simultanés ; de l’autre, une probable majorité des entreprises capitalistes dans le monde ne dispose pas des réserves minimales pour essuyer quelques semaines de tempête sans perfusion d’argent public ! Le primat donné à la compétition interpersonnelle et internationale a fragilisé à la fois nos autonomies et nos interdépendances. Sans parler de notre impact sur l’environnement.
Ce présent qui s’allonge agit comme un arrêt sur image, un miroir du monde qui révèle nos erreurs, mais aussi, peut-être, nos nouvelles espérances. Connaîtrons-nous les changements d’ampleur qui paraissent logiques dès le lendemain de la crise ? Rien n’est moins sûr. La machine économique va devoir refaire ses marges, les consommateurs sevrés vont vouloir compenser, la puissance publique disposera d’encore moins de marges après cette nouvelle envolée de leur endettement. Chacun – et moi le premier, pourquoi en serait-il autrement ? – semble voir l’événement extraordinaire comme une justification de ses positions antérieures plutôt que comme l’occasion de les remettre en cause. Trois attitudes se présenteront à nous au sortir du confinement : le repli, le déni ou le répit. Les premiers seront renforcés dans leur désir d’ordre et leur peur de l’autre. Les seconds redoubleront d’effort pour goûter de nouveau aux excès précédents. Les troisièmes anticiperont la prochaine vague en cherchant à consolider les digues.
S’il fallait résumer la situation en une image ? (Source Statistically Cartoon)