En toute logique, une intelligence artificielle qui serait chargée de faire fonctionner de manière optimale une usine de fabrication de trombones finirait par se perfectionner et muter jusqu’à causer l’apocalypse universelle. Cette surprenante assertion est le point de départ d’une fascinante vidéo de vulgarisation récupérée le mois dernier sur une boucle d’amis et signée d’un youtubeur, EGO, qui semble s’être fait connaître en retraçant la carrière du sud-coréen Faker, le plus grand joueur de l’histoire de League of Legends. L’exemple de l’usine de trombones lui permet d’illustrer les controverses philosophiques et techniques qui agitent le développement des IA et qui se résument ainsi : est-il urgent d’accélérer ou grand temps de tout arrêter ?
Entraîner une machine capable de battre le champion du monde d’échecs et créer une intelligence artificielle générale surpassant les capacités humaines en tout domaine sont deux choses différentes. La seconde relève d’un fantasme qui n’est pas encore pour demain, mais d’aucuns sont convaincus que nous n’en sommes plus très loin. L’IA est omniprésente depuis qu’elle est sortie des récits de science-fiction pour s’installer dans l’esprit et les usages du grand public avec le lancement de ChatGPT 3.5 il y a deux ans. Les modèles se sont multipliés à une vitesse folle – sans doute est-il à ce titre plus pertinent de parler d’intelligences artificielles au pluriel. En l’espace d’une année, il était devenu possible de trouver des dizaines de plateformes saisissantes permettant de créer ou améliorer des textes, des images, des vidéos, du code informatique. Les fonctionnalités IA sont désormais visibles sur des myriades de plateformes et l’on nous prédit qu’il sera bientôt possible de prévenir les maladies, converser avec les animaux, supprimer la criminalité et laisser les robots prendre les décisions compliquées à notre place.
Utilisez-vous déjà les premières possibilités qui nous sont offertes par la Silicon Valley ? Moi très peu, et j’ai l’impression de ne pas être le seul à ne pas encore voir les promesses révolutionnaires se matérialiser. D’abord parce que je ne peux m’empêcher de penser que la moindre requête adressée à ChatGPT et consorts consommerait l’équivalent d’un demi-litre d’eau pour le refroidissement des data centers. Aussi parce que je suis de plus en plus sceptique face aux biais techniques et difficilement prompt à modifier mes habitudes numériques. Enfin parce que je suis farouchement opposé au cours technofasciste dopé aux IA que l’on tente de nous imposer à marche forcée.
Il est certain que les IA ouvrent le champ des possibles et auront d’innombrables déclinaisons formidables pour améliorer la médecine, analyser les secrets de l’Univers ou adapter les apprentissages à chacun. Le problème, comme avec toute nouvelle technologie aussi transformatrice, réside dans le choix des utilisations à promouvoir face à celles qu’il faudrait d’ores et déjà empêcher. Or, ce sont souvent ces dernières qui se déploient plus vite en raison de leur plus forte lucrativité. Parmi les usages bénéfiques, je réfléchis avec mes collègues d’OSP à ce que les IA peuvent apporter d’utile à la démocratie – en étant conscient que le volet néfaste est déjà advenu, avec son lot de perturbations d’élections et de prolifération de contenus de désinformation. Nous espérons pouvoir tester en 2025 de nouveaux prototypes lors de trois étapes des démarches citoyennes que nous accompagnons :
- Tout d’abord, nous voulons répondre à un écueil important des dispositifs de participation numérique en permettant le recueil de contributions vocales plus spontanées via des interfaces plus simples, grâce au perfectionnement des systèmes de retranscription écrite.
- Au-delà du dépôt facilité de contributions individuelles, la synthèse de conversations orales collectives présente de bons résultats en matière délibérative – de premières études indiquent même que l’interface par l’IA est plus efficace que l’intervention de médiateurs humains.
- Enfin, nous continuons d’améliorer année après année nos outils d’analyse des larges corpus de contributions, avec des programmes de catégorisation qui nous font gagner un temps précieux.
Dans chacun des cas, nous sommes convaincus que le recours aux intelligences artificielles peut donner plus de portée et de sens à la pluralité des expressions citoyennes. Cependant, comme nous l’avons toujours dit au sujet des plateformes comme Decidim, les outils numériques ne sont pas magiques et il faut adapter leur usage à nos besoins communs – et non l’inverse.