La chaleur monte dès que je discute de mon état de saturation face à la contamination généralisée de nos existences par l’intelligence artificielle. Depuis trois ans, j’observe la diffusion à marche forcée des IA génératives avec une distance de plus en plus critique. J’ai testé les premiers usages grand public fin 2022 avec une curiosité amusée, puis développé un scepticisme qui n’empêche pas d’être souvent bluffé, avant de réfléchir aux usages utiles dans mon champ d’activité. À ce titre, je me réjouis que nous puissions bientôt proposer en France l’outil open source de nos jeunes partenaires hollandais de Dembrane pour faciliter des consultations publiques en présentiel. De même, je lis que les recherches scientifiques avancent deux à trois plus vite grâce aux IA et c’est très enthousiasmant. Pourtant, il ne s’agit que de la face immergée d’un iceberg qui fond aussi vite que nos espoirs de conserver une planète habitable. Je reviens une nouvelle fois sur le sujet ici pour garder une trace graduelle de la rage croissante que provoque chez moi la fuite en avant actuelle.

Est-ce en raison de la manifeste insoutenabilité de l’accélérationnisme, qui achève de nous propulser dans un monde  ? Des milliers de data centers sortent de terre en asséchant des territoires entiers pour suivre le rythme absurde d’une multiplication par cinq de la demande énergétique mondiale d’ici cinq ans afin de nourrir la généralisation de nos nouveaux usages IA.

Est-ce en raison de la violation démocratique derrière ces développements ? Sans même parler de la capacité des IA à déstabiliser les processus électoraux en mettant la désinformation à portée de nombreux acteurs malveillants, nous n’avons jamais donné notre accord pour foncer vers la singularité fantasmée par Sam Altman et ses émules, pas plus que les artistes, journalistes ou contributeurs wikipédiens n’ont donné leur accord pour que leurs œuvres et productions servent de matériau d’entraînement aux modèles.

Est-ce en raison de l’affaiblissement durable de nos capacités cognitives qui devrait nettement plus nous alerter ? Le phénomène est déjà mesuré par des chercheurs du MIT : plus l’on se fie aux IA pour faire les choses à notre place, plus nos cerveaux s’atrophient, notre mémoire s’effrite et notre aptitude au raisonnement critique se réduit.

Est-ce en raison de l’impasse technique que rencontrent déjà les IA génératives et qui va s’accentuer ? Déjà peu malins et surprenamment inefficaces pour résoudre certains problèmes – là où ils excellent ailleurs, reconnaissons-le – les LLM vont rapidement se baser de manière récursive sur une majorité de contenus générés avec moult biais par eux-mêmes. Comme une malédiction, cette situation va les rendre de moins en moins pertinent jusqu’à un effondrement des modèles.

Est-ce en raison du mirage de l’inévitabilité économique, qui persuade nos dirigeants politiques de sacrifier les politiques éducatives, écologiques et sociales pour réorienter des investissements astronomiques dans une course illusoire contre la Chine et les États-Unis ? Après avoir échoué à rendre la blockchain, le métavers et les NFT utiles et attractifs pour le plus grand nombre, le capitalisme tardif a enfin trouvé sa planche de salut pour concentrer des montagnes de financement, quoi qu’il nous en coûte par ailleurs.

Chaque nouvelle percée technique a entraîné l’apparition d’une génération de promoteurs zélés et d’annonciateurs d’apocalypses qui ne se sont pas produites. J’ai conscience que ces opposants n’ont généralement pas été du bon côté de l’histoire. Moi qui ai grandi en technophile, je me surprends donc à développer un sentiment de révolte aussi viscéral et virulent contre une si fondamentale révolution technologique. Non par principe, mais en raison des conditions dans lesquelles elle s’impose à nous dans un monde fini qui n’est pas en mesure de l’absorber. Je me rassure, ou me console, de ne pas être le seul à partager ces questions, constats et arguments. Notre futur collectif est unilatéralement pris en otage par une poignée toujours plus restreinte et plus riche de dangereux mégalomanes. Je suis fondamentalement convaincu que nous avons raison de ne pas l’accepter.