Il y a quinze ans, j’avais fait la curieuse expérience de découvrir sur le réseau social Renren, clone chinois de Facebook perdu dans les oubliettes de la toile, que mon nom sinisé qui paraissait si original et exotique était en réalité porté en Chine par des centaines d’homonymes des deux genres. Peut-être est-ce son expérience de Shanghai qui a inspiré à la jeune autrice et éditrice Léa Murawiec le point de départ de sa première bande-dessinée ? Primée par le public au festival d’Angoulême 2022, Le Grand Vide compte parmi mes récents et heureux emprunts de bibliothèque.
Le drame de Manel Naher est d’avoir elle aussi une célèbre homonyme. Dans une ville écrasante qui rappelle les mégapoles asiatiques, la survie de chaque individu dépend de sa « présence » dans l’esprit d’autrui. Les hautes tours alignées à perte de vue sont envahies de panneaux lumineux listant les patronymes de personnes qui, dès lors, ne peuvent plus échapper à l’attention passagère de leurs semblables.
Or l’autre Manel Naher capte toute la lumière, au point que l’héroïne asociale se retrouve menacée d’un oubli fatal et définitif. On lui prescrit un remède de choc : cocktail d’activités collectives et de mondanités. Pour se sauver, elle doit percer. Remiser ses rêves d’aventure pour plaire à la multitude indifférente. Abandonner ses rares mais fidèles proches pour courir après une vulgaire et compromettante célébrité. Elle n’a d’autre choix que de renoncer à sa personnalité singulière dans une quête qui pourrait lui offrir l’immortalité.
De manière attendue, le grand vide ne qualifie pas tant cet espace sauvage et interdit situé hors des frontières de la ville que Manel projette initialement d’explorer, mais bien davantage le non-sens d’une société fondée sur l’apparence et la renommée, dans laquelle tant d’âmes souffrent d’extrême solitude jusqu’à disparaître de nos pensées. Le cadre de cette dystopie légère et poétique n’en demeure pas moins efficace pour des publics de tous les âges. Le traitement visuel est très original, fait de perspectives fuyantes et de formes souples qui s’étirent au rythme de l’action. Les pages larges et chargées reposent sur la répétition de tracés et d’aplats de trois couleurs, travaillés au pinceau et remplis à l’encre de Chine.