Lorsque le prix Nobel de littérature a été attribué à Annie Ernaux le 6 octobre, le nom ne m’était pas inconnu. Je n’avais cependant rien lu de la dix-septième lauréate (sur cent dix-neuf récipiendaires). Grâce aux portraits publiés, aux interviews réalisées et à la brièveté du premier ouvrage trouvé, La place, prix Renaudot 1984, j’ai pu combler partiellement mon retard.
Cette centaine de pages ciselées, qui se lit d’une traite, semble contenir de nombreuses clés pour comprendre la vie, le style et l’œuvre d’Annie Ernaux, aujourd’hui âgée de 82 ans. Un récit à la première personne du singulier qui casse les codes littéraires, retrace le fil de sa propre existence tout en installant ce qu’il faut de distance pour qu’elle devienne un objet d’observation sociologique plutôt qu’une quête nombriliste.
Annie Ernaux a grandi à Yvetot, une petite ville de Normandie, dans le café-épicerie de ses parents. La place est l’ouvrage consacré à la figure du père, quelques années avant Une femme, qui s’attache au versant maternel. Passés par les champs et l’usine, mais indépendants avec leur commerce – ce qui leur donne l’illusion d’être un peu mieux lotis que les familles ouvrières à qui ils font crédit – ses parents « ont fait leur trou petit à petit, liés à la misère et à peine au-dessus d’elle. » Les années passent, les commerces modernes illuminés nuit et jour arrivent, les nouvelles classes moyennes fuient. Poussée par sa mère, Annie Ernaux lit, étudie, change de milieu sans d’abord le percevoir, jusqu’à ce que la distance avec son père, causée par son ascension sociale symbolisée par son mariage avec un fonctionnaire bourgeois et sa carrière d’institutrice, soit irrémédiable et rende la compréhension mutuelle impossible. « J’ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l’autre n’est qu’un décor.«
J’ai été impressionné par sa capacité à raconter les choses dures et banales de l’enfance dans un style aussi direct et empathique qu’impersonnel et distant. Plutôt que des figures littéraires, qui véhiculent une forme de domination culturelle selon l’auteure, un style net et juste, qui laisse transparaître l’esprit de révolte de la transfuge de classe qui écrit non pour plaire, mais parce qu’il faut mettre en lumière, (se) pardonner et (se) venger. Cette entrée en matière est évidemment insuffisante pour saluer une œuvre composée de plus de vingt livres – autant de jalons courageux d’un parcours intime et de combats politiques collectifs, notamment féministes. Pourtant, si toutes les images sont vouées à disparaître comme Annie Ernaux le dit en introduisant Les Années (2010), ces courtes lectures m’ont marqué pour longtemps.