Tous les signes avant-coureurs étaient déjà perceptibles en février 2008. Le Xinjiang, cette « nouvelle frontière » située au nord-ouest de la Chine et dont les villes stratégiques se sont développées comme des étapes de la mythique Route de la Soie, fut la destination d’un long voyage au milieu de mon année d’échange universitaire à Pékin. De vifs souvenirs me reviennent des légendaires Montagnes enflammées et des ruines de Jiaohe perchées sur leur désertique plateau rocheux aux abords de Turpan, de la traversée en bus de nuit des étendues désolées du Taklamakan, du renommé marché au jade de Khotan et du Nouvel An chinois passé à Kashgar, cette extrémité de l’Empire du Milieu où la ségrégation spatiale était déjà palpable.
Le Xinjiang, aussi connu sous le nom de Turkestan oriental, est la province la plus étendue de Chine – avec une superficie trois fois supérieure à la France. Les Ouïgours, peuple musulman parlant une langue dérivée du turc, représentent désormais un peu moins de la moitié de ses 25 millions d’habitants. Mon souvenir le plus fort du périple de 2008 est resté le passage souterrain permettant aux piétons de franchir le carrefour routier entre l’avenue du Peuple, qui traverse Kashgar d’est en ouest et abrite bâtiments officiels récents, centres commerciaux modernes et statue géante de Mao, et l’avenue de la Libération, qui conduit à la mosquée et au bazar sur un axe nord-sud. Hans et Ouïgours vivaient dans des quartiers distincts de part et d’autre de la ville. Les enseignes des deux axes ne présentaient pas les mêmes formes d’écriture. Restait ce passage souterrain comme lieu de croisement aussi improbable qu’inévitable pour tous les piétons. Au Xinjiang, toutes les fonctions administratives de l’école à la police sont exercées par des Hans qui se fient à l’horaire de Pékin – la Chine n’ayant qu’un unique fuseau horaire – alors que la population locale vit avec des horloges décalées de deux heures pour suivre la course naturelle du Soleil. Déjà en 2008, les Ouïgours que nous avions rencontrés avaient peur pour leur sécurité et leur avenir.
Février 2008 – Avec mon compagnon de route Jérémie, invitation à déjeuner chez les parents d’Alim ou Bakre, deux jeunes rencontrés à Turpan.
En proportion, les Hans sont passés de 6 à 40 % de la population du Xinjiang en soixante-dix ans et Pékin mène une politique d’assimilation de plus en plus brutale : le port de la barbe et du voile sont interdits, les cimetières et les mosquées sont détruits. Dès 2009, de meurtrières émeutes anti-colonisation ont été sévèrement réprimées. En 2014, au nom de la guerre contre le terrorisme islamiste, des camps d’internement sont créés, puis généralisés à partir de 2016. Les familles sont séparées, les femmes sont violées et stérilisées, les prélèvements forcés d’organes se multiplient dans le cadre d’une politique systématique d’éradication raciale. Le Xinjiang, comme le démontre le reportage d’Arte « Tous surveillés – 7 milliards de suspects« , est devenu un laboratoire des nouvelles technologies de surveillance de masse. Malgré la censure locale, les faits sont internationalement connus.
J’espère qu’Alim et Bakre ont pu fuir avant qu’il ne soit trop tard pour eux. Les spécialistes estiment qu’il y a aujourd’hui de 1,8 à 3 millions de Ouïgours et de Kazakhs détenus et torturés dans des camps de travail forcé aux quatre coins de la Chine. Certains produisent des biens vendus ensuite par de célèbres entreprises internationales de l’électronique et du textile… et peut-être même le surplus de masques que nous portons depuis trois mois. Dans le cadre de son bras de fer commercial avec la Chine, la diplomatie américaine a commencé à réagir contre ce crime contre l’humanité qui se déroule sous nos yeux passifs. Mi-juillet, la BBC a confronté l’ambassadeur chinois au Royaume-Uni aux images de Ouïgours placés en rang et acheminés vers des trains de déportation. Les autorités européennes, et notamment françaises, sont jusqu’ici restées terriblement silencieuses. Jusqu’à quand ?