Il est déjà 8h30 et Maria a du mal à se réveiller. Traîner au lit n’est pourtant pas son genre, même les jours où l’assistante maternelle n’accueille pas les enfants du quartier. A vrai dire, cela fait longtemps que Maria n’a pas aussi bien dormi. Un grand ciel bleu se découvre lorsqu’elle ouvre les volets de métal. Dans l’air flotte le parfum inédit d’un nouveau départ.
La veille, Timéo l’avait appelée depuis le local de campagne dès 18h30. Il était fou de joie et disait que c’était déjà gagné. Elle n’y croyait pas — on ne pouvait pas être sûr avant 20h. Elle avait allumé le vieux poste de télévision qui trônait au milieu du salon, surprise d’être aussi anxieuse alors qu’elle n’avait même pas voté ni suivi en direct les résultats du premier tour.
Puis ce fut la délivrance. Et, là encore, une émotion de joie surprenante chez Maria. Ou plutôt de fierté. Pour son fils Timéo qui s’était engagé avec tant de passion. Elle avait avant tout voté pour lui. Pour la première fois depuis quinze ans, quand toute la cité avait voté Chirac. Mais hier, tout s’était inversé. Marine Le Pen avait remporté l’élection présidentielle et dépassé les 55 % dans les bureaux de vote du Vaulx-en-Velin. La droite avait échoué, la gauche avait déçu, le monde avait changé, le FN aussi. Cela n’avait plus rien à voir.
Il y a deux ans, je faisais partie d’un projet d’ouvrage de politique-fiction à neuf paires de mains que nous n’avons jamais eu le temps de concrétiser. A l’époque, nous avions de la peine à imaginer une alternative au remake de 2012 avec François Hollande, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen. Nous étions obsédés et impuissants devant la montée de la candidate FN, mais déjà convaincus que les discours habituels et la dénonciation des affaires ne suffiraient pas à toucher ses électeurs. Nous avons donc imaginé son accession au pouvoir pour en lire les conséquences. C’était six mois avant la sortie de la BD La Présidente et notre exercice partait sur d’autres bases.
Conscients de notre propre déconnexion avec la réalité vécue dans les territoires frontistes, nous devions nous mettre dans la peau d’archétypes électoraux et les confronter à la “trame du futur” sortie de nos extrapolations. Un préfet légitimiste dans les Bouches-du-Rhône, une retraitée de Béziers, des étudiants zadistes en Bretagne, une enseignante de banlieue lilloise, un médecin de campagne d’origine marocaine dans le Périgord, un petit commerçant lorrain, un conseiller en communication parisien… et pour moi, une mère célibataire qui galère à élever un fils, jeune majeur, qui va s’engager pour Marine Le Pen dans les quartiers populaires de la métropole lyonnaise. Ces destins croisés devaient réagir différemment aux événements successifs : gouvernement en coalition avec une partie des Républicains, rétablissement de la peine de mort et “Frexit” validés par de rapides référendums, alliance avec Vladimir Poutine contre le reste de l’Union européenne, hausse du SMIC et des minima sociaux sur critère de nationalité, succès de l’équipe de France à la Coupe du monde 2018 sans Karim Benzema, émeutes et création de milices… Bien avant les attentats du 13 novembre 2015, nous imaginions le déclenchement de l’état d’urgence comme le point de rupture du régime.
Je me garderai bien de faire des pronostics dans cette campagne qui ridiculise nos imaginations, mais après avoir cru que les Britanniques n’iraient pas jusqu’au Brexit et que Donald Trump ne serait pas élu, j’ai peur du mirage collectif qui nous fait dire que Marine Le Pen ne pourrait pas l’emporter face à un candidat qui incarnerait tout ce contre quoi elle a construit sa campagne.